

La fête des damnés
our quiconque s’aventurant dans l’antre de Gilles-le-riche, seuls le guideraient d’aigus jappements tirés P entre deux cliquetis de menue monnaie. Et ce, Pat et Grinn furent ravis de laisser dans leur dos un tel spécimen qui avait davantage d’appétence pour le carillon des pièces d’argent que pour les sciences sociales.
L’action de léguer à chacun pareille décoration n’avait en soi que peu d’invraisemblance. Au sein de la dague, la simple mention de « Chef » était sacrée. Un schéma identique s’appliquait pour les religieux lorsqu’était psalmodiées les prières du soir où d’aventure la mémoire du Père de toutes créations survenait.
Dès l’instant où l’un des membres, qu’importe son rang inhérent, employait l’évocation suprême, son geste symbolisait son extrême diligence ainsi que son absolue confiance dans les propos déblatérés.
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A la guilde, nul n’éprouvait la courtoisie de cette règle tacite, pas même par acte de cupidité, ou simplement pour jouer un vilain tour à un collègue. Ce n’était pas un euphémisme de déclarer le mot « chef » tabou, au point que cette preuve de langage on ne peut plus commune était prohibée de la moindre des conversations, aussi banale soit-elle. Le malheureux défiant les coutumes du lieu, par son usage inconsidéré, s’exposait à de sinistres contrecoups.
Pour cause, deux mois auparavant, le corps sans vie d’un jeune garçon du nom de Timi avait été repêché de la vieille. Le bruit courait que ce petit plaisantin aurait menti à Chef au sujet de son nom de famille lors des enrôle-ments. Des jours durant, ses camarades de chambrée sondèrent les ruelles d’Almendra en quête de son essence. Sans succès jusqu’à ce qu’une patrouille nocturne surprend au détour d’un bras de rivière un objet flottant.
Depuis cette funeste découverte, il régnait une transparence surprenante à la dague. Nul n’omettait la vérité, et nul ne s’épanchait en amusettes. Dès lors, le mécanisme bien huilé de l’organisation se déployait aussi aisément qu’une liane d’épines sur une souche vigoureuse.
C’était de cet aveux reconnu de tous que Gilles n’eut pas cru bon de mener une investigation poussée de l’intégrité des dires de ces gamins sans scrupules. Il n’était bon de prendre pour argent comptant les vantardises de graines de brigands, surtout lorsque vous étiez 93
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argentier ! Démêler le vrai du faux dans cette affaire lui aurait fait perdre un temps précieux, inestimable en cette période troublée. D’autant plus lorsqu’insufflé du dicton :
« La rivière d’argent, prenant sa source dans la juste pratique du jour et l’esquive des gaucheries d’hier, voit son profil du lendemain s’esquisser au travers de l’impétueux flux gorgeant les chaumières en aval ».
Pat et Grinn ne pouvaient refouler un frémissement à la conscience du sort attendu si par malheur Chef décelait le pot-au-rose. Malgré cet amer vertige, les deux lascars étaient pour l’heure bien trop assujetti par l’attraction du gling-gling des viris légués. Aligner méthodiquement et apprécier à sa juste valeur chacune des pièces de monnaie était devenu bien plus qu’une affaire de courtoisie.
La bourse qui pendait dorénavant à leur ceinture, par son adorable mélodie tirée de ses allées et venues, renfermait pas moins d’une centaine de viris au bas mot.
Cette coquette somme assurait quiconque de festoyer et loger pendant près de deux mois à l’auberge du Bon ragoût, l’établissement huppé du coin. A quinze viris par semaine, addition salée pour le commun, vous étais prodigué l’un des meilleurs services de la capitale. Pour une famille de classe simple, une dépense de dix piécettes couvrait les besoins rudimentaires de ses membres.
Leur fortune nouvellement acquise, les voilà à répliquer le maintien et le vocable d’un petit être qu’ils dé-nigraient tantôt. A l’instar d’un sinoque sur la voie de 94
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l’asile qui s’évertuait à se vêtir de la tunique du sain, les deux compères s’émoustillait de la veine excavée.
— Avec ça… à nous la fortune ! exulta Pat
— Tant qu’on décide pas de nous le retirer… grogna Grinn dans un éclair de lucidité.
— Roh allez fais pas le rabat-joie ! s’esclaffa-t-il avant d’entraîner son compagnon hors des allées aérées.
Ainsi, sur des notes euphoriques, s’acheva la folle épopée de ces deux associés en terrible quête d’argent.
Toutefois, Grinn, depuis l’entrevue avec Chef, sentait une pâle présence. Ce sentiment de déjà vu l’incommodait au plus haut point et lui rappelait la sensation éprouvée lorsqu’épiés par la compagne du dodu. Ce vague pressentiment qui s’épaississait de minutes en minutes n’enchantait pas le jeune voleur qui souhaitait par-dessus tout avoir les mains libres, qui plus est lorsqu’en possession d’une rapine interdite. « Aurait-il… ?? ».
*
* *
Bras dessus bras dessous, munie d’une camaraderie sans bornes, ils déblatérèrent encore longuement des chemins qu’emprunteront leurs gros sous. L’un pontifiait une dépense expéditive afin d’expérimenter la vie de la haute, tandis que le second prêchait plutôt une approche moins dépensière et sage de patience. Contre toute attente pour Grinn, son acolyte se rallia à son jugement et renonça à son blason de panier percé.
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Longeant les parois froides et humides des murs de l’établissement. A pas feutrés, pour ne point éveiller la moindre des curieuses attentions, ils s’orientèrent sur le trajet de leur piaule. Pourtant, Nécessitant quelques affaires pour la leçon du père Abbé qui aurait lieu incessamment sous peu, il incombait à ces deux associés de cheminer jusqu’à leurs appartements.
Nichant, au sommet de l’unique tour du bâtiment, leur humble mansarde hébergeait une paire de couchers.
Un espace n’avoisinant pas plus d’une dizaine de mètres carrés leur était alloué. De part et d’autre de cette pièce, étaient disposés deux tas de paille, brunie des suites de nuits répétées sans qu’un brin ne soit évincé.
A même le sol, cette litière se prélassait faiblement sur un plancher délabré où se pressaient des lattes branlantes et croulantes sous les maigres masses des adolescents. Certaines étaient si usées qu’il n’était que trop commun de traverser les mètres lorsque la marche se faisait un tantinet trop pesante au goût du bois. Cédés béants, ces gouffres perfides n’attendaient qu’une seule et unique chose : le faux pas d’un des deux lurons.
Pour couronner le tout, chaque réparation leur était âprement déduite de la recette amassée. Nulle peine de préciser que pareil entretien n’était qu’inspiré lorsque l’insécurité outrepassait d’une large mesure la pérennité de leur existence.
C’était donc parmi une rangée de planches à la posture instable que Grinn y fourra le parchemin dont la garde lui procurait quelques sueurs froides. « Aucun 96
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risque que quelqu’un ne s’attarde sur les brèches dans le sol de la piaule ». Replaçant doucement la pièce de bois, dans sa position initiale, il lâcha un soupir de soulagement. « Au moins, on pourra le garder en sécurité le temps de faire nos affaires ».
Soulagé, il posa ses yeux sur l’unique meuble de la pièce. En bois, de meilleure facture que le parquet, cette chétive commode, à l’unique tiroir, renfermait un ouvrage particulièrement cher aux yeux du jeune homme : Les préceptes de vie au royaume de Sancris, auteur inconnu.
Ce livre d’histoire étais sans conteste le seul de son genre dans la maisonnée. Nul ici n’avait d’attrait pour la lecture, encore moins lorsque le manuscrit traitait d’histoire.
Exceptés les hauts gradés, personne ne savait lire.
Même Grinn, transporté par le déchiffrage de bouquins étrangers n’y faisait point exception. Dans le cas de son précieux écrit, parcourir les illustrations le comblait de bonheur, bien que les complexes suites de lettres l’enthousiasmait tout autant.
Non pas que cette capacité d’écolier était décriée, bien au contraire ! Le fait est qu’inculquer dûment les arts littéraires à du consommable ne faisait que peu sens dans ces mentalités. Tout au plus, de la pointe de leur dague, le filou savait écrire son prénom. Après des semaines d’efforts acharnés, la gravure d’un patronyme était à la portée du mécréant intellectuel.
Le seul qui pouvait se targuer emprisonner un semblant de science n’était autre que Chef. Cultivé tel un 97
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clerc de l’église Saint Pierre, le meneur de la bande était à même de mener une conversation éclairée sans sourciller.
La rumeur courait qu’il relevait d’une famille de petits bourgeois, et que lui fut prodiguée une éducation en somme comparable à celle reçue des noblaillon.
D’aucuns diront que Chef avait bon fond et que cet acte d’altruisme dénotait d’une nature amène et tendre.
Toutefois, force est de constater que ce privilège de lire, écrire, et compter pouvait s’avérer fort utile dans certes dispositions. Il n’était pas rare que les missions d’extorsions ou d’assassinats aient lieu au cœur d’événements mondains régis par la culture de ceux de la
« haute ». Manière et élégance devait primer sur l’identité péniblement mussée. Hélas, si le caractère vaurien venait à se dénuder, bien peiné sera le scélérat, que de prononcer l’avortement prématuré de la besogne précédemment conduite.
Conscient que le taux d’analphabètes jouerait un sa défaveur un jour ou l’autre, le cerveau de la dague, s’empressa de dégoter un précepteur à ses recrues. En effet, Chef impulsa un nouveau courant depuis quelques mois et conviait désormais le père Abbé à impartir des graines de son savoir dans ces esprits malléables.
Jouant de ses connexions avec les différents étages de la structure d’Almendra, il finit par dénicher un homme à la fin de carrière déjà bien entamée. La coquette qu’il lui proposa rasa net les quelques réticences du vieil homme à civiliser la marmaille.
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Dans sa soixantaine, longévité sidérante pour un quidam de son époque, cet homme décrépit passait de toute manière le plus clair de son temps à se morfondre lorsque dépourvu d’un fin pinceau. « Bailler aux cor-neilles ne sied qu’aux oiseaux ! Hein quoi ? La vie de clerc ? Ah ça ras-le-bol ! Vite que l’on m’extirpe de ce trou à rats ! », qu’il protestait chaque fois que le pieux chapitre de son existence ressurgissait dans son esprit.
Néanmoins, c’était bien ce pénible trait de son passé qui l’aura doté de ses qualités littéraires ainsi que d’un bagage historique bien plus conséquent que n’importe lequel des instituteurs à la solde du roi en personne.
Comprenez, lui baignait dans la divine clarté religieuse-ment dispensée. A s’en fier à ses divagations, le Tout-Puissant, dans son infinie bonté lui partagea ses suprêmes lumières dont il faisait bon usage.
Ainsi, pour ce tout ce qui avait attrait à la graphie, à l’accointance des mots, ou encore le récit des chroniques des royaumes, il ne respirait meilleur précepteur. En faveur de cet agglomérat de mérites, Chef élit ce vieillard revêche qui, sous renfort pécunier, endossa la statut de professeur au sein de l’organisation.
*
* *
Après plusieurs heures au sommet de sa parabole, l’astre solaire, essoufflé de son exténuante ascension, ca-pitulait de son imprenable position et s’effondrait, em-portant avec lui les derniers rais de la journée. Tel un fau-99
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con fondant sur sa proie à la vitesse d’un trait de foudre, le soleil entamait sa folle descente, pour ne repiquer vers l’horizon qu’une poignée d’heures plus tard.
Pour tous les novices de la communauté, la naissance de son déclin évoquait, pour les cancres de la bande, l’amorce du soporifique exposé du père Abbé.
— Accélère Pat ! On va finir par manquer le début de la séance ! le pressa un Grinn surexcité tout en plaçant sous son aisselle le livre qui sommeillait jadis paisiblement sur le piètre mobilier.
— J’t’ai d’jà dit q’j’irai pas !
— Comme tu veux, mais si mes souvenirs sont bons, je crois bien que Béa devait y assister… mais bon si tu veux pas la voir, je comprendrais tout à fait… et puis…
avec ce qu’il s’est passé la dernière fois…
D’un air blasé, Grinn passa un pas hors de la piaule, tournant le dos à son compagnon qui le regardait débar-rasser le plancher hésitant.
— Espèce d’sale menteur ! T’sais même pas si elle s’ra là ! … Hein q’tu mens… ? Hein… ?
Bien aise que le poisson ait mordu à l’hameçon, Grinn se retourna négligemment.
— Ah… Il n’y a qu’une seule façon de le savoir… observa-t-il de son regard espiègle.
— …
Jugeant le silence de son associé pour une adhésion, Grinn mit les voiles.
— Allez viens on se tire !
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Tout ronchon, Pat marmonnait à qui prêtait l’oreille qu’il étranglerait tôt ou tard ce fieffé coquin qui ‘avait de cesse de se payer sa tête. Malgré son humeur de teigne, et contre toutes attentes, il lui emboîta la pas.
— Si t’as menti… j’te cognerais jusqu’à c’qu’on te re-connaisse plus ! pesta Pat dans un éclat de colère.
— Mais non je t’assure qu’elle répondra présente à ta lecture préférée. « Pitié, je vous en conjure, faites que Béatrice Lavinsti se joigne à la classe du crépuscule… pitié…
pitié… pitié ! » supplia-t-il le ciel que don soit fait, tout comme le dodu auparavant.
Quelques instants plus tard, ils déboulèrent dans une salle bondée de jeunes gens, pareillement vêtues d’humbles guenilles. Certains somnolaient, d’autres discutaient passionnément avec leurs pairs. Il y régnait une atmosphère particulière dans ce lieu aux perspectives d’apparence antinomique. Siégeaient de jeunes disetteux sur le point de mirer l’étude d’un érudit. Voilà qui n’était point commun. Ce n’était pas un euphémisme de conve-nir de l’aspect stupéfiant du tableau ainsi dépeint.
En ces prémices de soirée, l’affluence était telle que les deux inséparables prirent place dans un édifiant chahut. Bien que le cachet impérieux de la séance justifiait une venue massive, pareille vision surprenait tout de même Grinn qui repéra deux visages familiers.
— Tiens, salut Raf, salut Philou ! les interpella Grinn, faussement enjoué de croiser la trombine de ces deux frères.
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— Ah… mais qui voilà…. Ne serait-ce pas notre éternel duo d’empâtés, les célèbres Pat-et-Paf ? ricana la paire de voisins.
Satisfaits de leur riposte, les deux gamins d’un âge avoisinant celui de Pat et de Grinn, surnomés les « éternels appariés », renouèrent avec leur conduite antérieure : celle de bigler la présence féminine, tout en jabotant avec obscénité sur les atouts de leurs consœurs.
Dédaignant la remarque cinglante de même que le spectacle peu flatteur offert par les dévoyés, pour de limpides raisons au vu de leur comportement à l’égard du second sexe, Grinn porta son attention au centre de l’estrade. Un pupitre de bois, orphelin de compagnie, et estropié campait maladroitement et avait peu fière allure.
Plissant des yeux, il discerna les contours d’un parchemin. « J’ai comme la vague impression de passer à côté de quelque chose… mais quoi… ? ».
Soudain, il se frappa violemment le front et maudit son étourderie.
— Flûte ! Le par… terre de fleur ! Je l’ai oublié !
Pat, trop embesogné par l’investigation du minois de sa belle, répondit mécaniquement.
— Des fleurs ? … Pour Béa ? T’sais qu’elle est à moi ?
— Triple andouille le parchemin. Chuchota Grinn à l’oreille d’un Pat accaparé.
— Ah… tant pis…
Haussant mollement les épaules, il quêta l’assistance de son partenaire afin de déceler sa promise parmi la masse.
— T’aurais pas vu Béa par hasard ?
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Sautant sur l’occasion de se jouer de la sensibilité de son compère, Grinn pointa du doigt une direction quelconque.
— C’est pas elle au second rang avec ses longs cheveux noirs ?
— Où ?? Où ?? s’égosilla Pat désormais hystérique.
Il fourragea avec une ferveur redoublée la rangée d’écoliers indiquée par son ami. Quand tout à coup…
Un vieil homme, arrangé tel un moine de sa longue bure et de son chapelet au cou, fit son entrée. Son fin habit de laine exacerbait sa mince stature qui semblait pouvoir s’envoler à la moindre des caprices d’Éole. Tenu de se courber sous le poids des âges, il traînait une canne qui l’empêchait de plier davantage. Sur son large nez crochu, se prélassait une paire de verres aux montures tout droit sorties d’une autre ère.
L’apathique Tac Tac des coups de bâton sur le sol, coupa le sifflet des tous ici présents. Le calme rétabli, de haute mesure, il toisa dignement ses étudiants de son regard pointu. En quête d’un martyr volontaire ou d’un sympathisant, il dévisagea chacune des physionomie du soir. Ses sourcils grisonnants s’agitèrent lorsque les globes du dessous appréhendèrent la trombine d’un élève assidu et à l’audience piquée : Grinn Lesteure.
— Ah sire Lesteure, quel bon vent vous amène aux portes de l’érudition aujourd’hui ?
Il fallait avouer que parmi la quarantaine d’élèves témoins, une maigre poignée d’entre eux s’intéressait ré-103
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ellement aux élucubration de ce doyen dispensant ces dernières heures à un public vraisemblablement désintéressé. Ne portant ombrage à cette irrévérence manifeste, le père Abbé chérissait plutôt la moindre interaction por-teuse de lettres.
Passionné d’histoire et de la valse labiale du savant, Grinn lui répondit tout aussi poliment.
— Bien le bonjour à vous Père, pour rien au monde, pas même le sourire de l’ingénue, je n’aurais manqué votre leçon sur la prise du pouvoir du roi actuel dont on loue les mérites…
— A mesure que l’instant suit son cours, votre langue se fait de plus en plus mielleuse sire Lesteure.
Il s’adressa ensuite au reste de l’assemblée qui reluquait hargneusement « le p’tit favori du gâteux ».
— Prenez-en de la graine vous autres ! Une langue déliée couplée d’un esprit vif seront pour vous de dignes compagnons dans ce monde impitoyable ! N’espérez point qu’en période de disette, votre prochain d’une trempe similaire vous prêtera une mine charitable.
Episodiquement, le vénérable professeur outrepassait ces fonctions d’instituteur et distribuait aux âmes attentives des préceptes de vie. Salutaires en de fâcheuses situations, ces morales ancestrales sorties d’un esprit qua-lifié de « détraqué », sortiront par la suite, et à maintes reprises, Pat et Grinn d’un large bourbier.
Malgré l’écorce authentique, presque frappante de ces éclats de vérité, une éclatante part de légitimité se 104
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murait entre les lignes de son discours. Nombreux étaient ceux qui se contentaient de réchauffer l’atmosphère am-biante. Sans se préoccuper le moins du monde de la substances des propos proférés, ces cancres au printemps de leur existence, esquivaient sottement de biens philosophes apophtegmes.
Enfonçant encore davantage le clou sur les égards à porter aux règles de savoir-être, ainsi que la souveraineté des bonnes manières, il engagea enfin la lecture du jour.
Posément, il déballa aux esprits avides de savoir les intrications politiques qui eurent lieu dans une époque pour le moins fraîche de machinations.
— Le roi actuel, Julius Maximar Vergon, 1er du nom, empoigna les rênes du royaume vingt-quatre ans plus tôt, au jeune âge de 16 ans. Il est assurément établi que nombre d’entre vous d’ores et déjà dépassent cette an-cienneté. Songez un peu à l’adolescence qui s’éclipsa de sa vue lorsque lui fut posée la couronne. L’on dit même que le caractère prépubère du monarque né fut tel, qu’il fallut en reforger une au modeste diamètre.
Balayant la salle de sa vue qui faiblissait de plus belle au passage des cycles solaires, il poursuivit.
— Pour accéder au trône tant convoité, il se mesura à une opposition farouche de plusieurs duchés et comtés voisins. Pour sûr, en cette ère, il n’était encore qu’affublé de l’humble titre de baron !
Positionnant brusquement ses bras en croix, il s’adressa avec emportement à ses élèves.
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— Par quel miracle un simple baron de nom s’arrogea l’illustre royaume de Sancris ?
De timides mains s’élancèrent bravement. Une fillette aux yeux verts et aux boucles brunes prit hardiment la parole.
— Grâce au traité d’Almendra !
— Parfaitement Mademoiselle Virase, voilà un bon point en votre honneur ! La félicita-t-il en applaudissant avec ferveur la comprenette rapportée.
Son effusion de gaieté passée, il se remit à l’œuvre.
— Par la grâce du traité d’Almendra, rédigé de la plume du souverain de l’époque, quiconque tant est qu’il est noble, est en droit de concourir pour le trône, si d’héritier direct à la couronne n’entre en lice. En sous-trayant temporairement les participants de leur titre de noblesse, une compétition que d’aucuns qualifieraient
« d’ équitable » prit place. L’instauration de ce pied d’ égalité précaire pour qui se détournait des menus détails, donna matière au monarque pour dénicher son successeur. Ne jouissant d’un héritier, il décida pieusement de s’en remettre à Dieu afin de l’éclairer dans l’élection de son dauphin.
Impétueusement, il déclina son texte sans discontinuer.
Ses yeux témoignaient une folie poignante et emprison-nait l’intérêt de quiconque croisait leur chemin.
— Des suites d’une lutte acharnée, et croyez-moi j’y ai assisté personnellement, bravant l’illustre duc Rodolphe, le futur monarque de Sancris se montra à la hauteur des attentes fixées et accéda au poste de son glorieux suze-rain. Peu de temps après, il épousa la sublime Lara Viana, 106
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qui occupait une éminente position auprès de la famille royale. Ah ce que cette petite chipie savait y faire avec eux… A croire que sa place de confidente au flanc de feu la reine lui prêta bien plus que les simples grâces de cette dernière. La cour bénissait sa présence… c’est vrai qu’à la fleur de l’âge l’exquis habillait la bougresse… et se peinait de ses départs précipités intermittents.
Sautant du coq à l’âne entre la teneur historique de son enseignement et ses rêveries parasites, il persista dans l’exposition minutieuse et réfléchie des tenants et aboutissants de la légendaire lutte pour le pouvoir, aussi nommée « la couronne des noblaillons ». Au cours de son récit, il ne manqua point d’illustrer ses propos des armoiries des comtés, duchés, et autres nobles en puissance dans cette folle joute à la couronne. De ses bras tendus vaillamment, il brandit ces blasons de hautes maisons, peints de sa main pas plus tard que la veille.
— Ici, nous avons les armoiries du comte de Willock avec sa traditionnelle positionnée légèrement de profil avec une fleur de lys qui vient recouper par le bas… celle du marquis de Leinmenster avec sa hallebarde et son blason rouge qu’il ne manqua pas d’étendre sur les champs de bataille en cette décennie… celle de l’ex baron de Vercori, avec son écusson bicolore, blanc et violet où figure un lion en son centre. Sans doute avez-vous déjà constaté que cet étendard est arboré orgueilleusement sur les murailles de la citadelle. La mise au point est on ne peut plus simple. En effet, le petit baron de baron de Vercori se 107
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prénommait Julius Maximar Vergon. Ce nom ne doit pas vous être étranger puisque c’est bien ce sacripan qui siège aujourd’hui sur la plus haut marche de Sancris.
D’un geste théâtral, il déficela progressivement un rouleau placé sous son aisselle jusqu’à présent.
— Je vous prierais d’ajouter foi à mon discours, il s’en est fallu de peu pour que le baronnet transcende son humble statut. Son plus grand rival, le duc Rodolphe de Besburry. Transmis de génération en génération, l’emblème sauvage de la lignée Besburry s’élève encore crânement parmi les maisons de noblesse. Son historique gueule de loup ainsi que la tour dressée en arrière-plan représentent bigrement bien la personnalité de ceux qui les déploient. Brrr ce que ces gens peuvent être de mauvais poil…
A l’aperçu du blason de ce Rodolphe, le cerveau de Grinn se figea net. « Le symbole des armes du duc n’est-il pas étrangement similaire à celui sur le rouleau du do-du ? Simple coïncidence ? »
Il réfuta cette hypothèse saugrenue. Nul n’aurait l’audace de s’approprier les armoiries d’un duché au prestige aussi retentissant.
Toujours obnubilé au possible sur son texte et nullement au fait de l’ébranlement de son favori, le père Ab-bé persévéra dans son instruction.
— Encore aujourd’hui, bien que la couronne soit fermement posée sur les têtes royales, la rumeur veut que certaines tensions du passé demeurent pénibles à effacer.
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Lorsque l’affront est tel qu’aigreur s’installe dans les cœurs, le soupirail des représailles ne tardera point à po-lir les cottes de mailles…
Malgré une écoute religieuse, Grinn peina à capturer les divagations de son professeur attitré.
— … Occasion présente… convaincu… nobles véreux… changement dirigeant… dévêtir de leur dignité…
pleutres… tous pareils… rongés… jalousie… trahir son loyal prochain. Marmotta-t-il avec véhémence, comme s’il tentait de se convaincre de quelques chose.
Ce fut donc sur ces notes térébrantes qui laissèrent l’audience perplexe, que s’acheva la leçon du crépuscule du Père Abbé. Son récit des mémoires de Sancris captiva tant Grinn, qu’il salua intimement la narration déclamée.
Le point final de la prêche historique incita les langues des jeunes gens à se délier. En un tour de main, la cacophonie jadis étouffée renaquit de ses cendres.
Profitant du tumulte général, orchestré par de lo-quaces becs, Grinn se confia à son compère.
— Psst Pat !T’as écouté le père Abbé lorsqu’il a fait allusion au duc Rodolphe de Besburry ?
— Qu’elle est jolie aujourd’hui… soupira-t-il rêveur.
— Eurk ! Le père Abbé est déjà pas mal vieux mon Pat ! Ressaisis-toi !
— Non… Béa…
— Ah…
Les yeux fixés sur un point au loin, Pat ne prêtait que peu d’attention à son ami. Son attitude indifférent, 109
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qu’il promenait depuis près d’une heure, n’était en réalité qu’une façade qu’il se confectionna afin de maximiser les chances de percevoir sa dulcinée, et d’afficher un portrait de dur à cuire par la même occasion.
Toutefois, le masque de l’imperturbable chut, révé-lant la mine estomaquée d’un Pat séduit jusqu’à la moelle. Il avait fort à parier qu’en cette instance il cueillit l’objet de sa venue.
Grinn se retourna et la vit. De taille moyenne pour des adolescents dans le quinzaine, des cheveux longs, noir et tirés en arrière à l’aide d’un bandeau crème, les poings sur les hanches, quelques taches de rousseur, le regard perçant, souligné par le vert émeraude de la paire de billes qui nichait au creux d’un minois inexplicable-ment envoûtant. L’on aurait pu s’y méprendre à une frimousse de petite bourge si ce n’était sans porter prunelle aux haillons frusqués.
S’il fallait concéder bien un aveux à cette adolescente, son charme assurément serait à l’honneur ! Parmi le lot féminin, son bon ton était hors pait et il n’était point judicieux pour ses collègues masculins de se fier uniquement au plaisant reflet exhibé. Bon nombre d’entre eux mordirent la poussière lorsque fut dépréciée la mi-gnonne.
Justement, Pat, relevant de ce cas de figure, transporté de loucher son profil, la héla.
— Eh Béa !
— …
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Elle le regarda, réfléchit pendant quelques instants un doigt sur la joue gauche, et prit la direction la sortie.
Sans même daigner dispenser une pique ou un ultime regard à Pat désormais les bras ballants, elle tira silencieusement sa révérence.
Témoin de pareille condescendance administrée, Grinn ne put refouler une raillerie à son collègue.
— Eh ben… mon pauvre… t’as pas la cote En réponse à la provocation de son ami de toujours, Pat grommela une nuée de propos inintelligibles. Les dents serrés, nul ne put pénétrer le sens de son bavar-dage, pas même Grinn qui se divertissait grandement à le gouailler de la sorte.
— On rentre… à l’auberge. Maugréa Pat démoralisé.
— Noté ! Rien de tel qu’une bonne lampée d’alcool assommant pour te remettre d’aplomb mon bonhomme !
Bras dessus, bras dessous, les deux compères s’en allèrent gaiement de ce lieu, théâtre d’une énième déconvenue pour le jeune Pat qui n’apprenait que peu communément de ses brins de candeur. Empruntant le chemin du Bon ragoût pour s’abreuver et se remplir la panse de délicieux mets, maintenant que le viris ne compromettait le plan, ils songèrent déjà à la béatitude qu’ils étreindront.
Soudain, sans crier gare, prenant les garçons pleinement au dépourvu, un long et appuyé bruit de cor résonna bruyamment dans l’enceinte de la dague.
— TUUUUUUUUUUT !!
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La dague de l’orphelin | CLAUDEL Gwendal
En un claquement de doigt, moins de temps qu’il n’en faut pour battre de l’aile, les affaires de la guilde se figèrent net. D’un coup d’un seul, les visages se fermè-rent, les joues se creusèrent, les yeux se ternirent et nul ne pipa mot. Quel vision insolite que cette communauté muette, d’ordinaire si vivante. Comme si chacun savait pertinemment ce que le lendemain ainsi que les jours qui suivront lui réserveront, personne ne proféra un son.
Dans un silence sépulcral, Pat et Grinn se dévisagè-rent longuement. Ni l’un ni l’autre ne semblait se porter volontaire d’initier le geste qui suivra. Les secondes s’égrenèrent sans qu’aucun des deux lurons ne manifestent la moindre promesse de vaillance.
Presqu’attristés de porter à la connaissance de l’autre leur intime supputation, à l’unisson, ils gémirent.
— Ah oui… comment ai-je pu oublier… la fête des damnés… peut commencer…
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La dague de l’orphelin | CLAUDEL Gwendal