

La fête des damnés
— Bien… Que s’ébauche la fête des damnés !
nstantanément, une cohorte de malicieux, dague en main se rua vers un bien sombre objectif, la forêt I Mont Suie. Sans tergiverser sur le bien-fondé de leur enthousiasme, tous chargèrent en direction d’une contrée à l’obscure réputation.
L’orée de ces bois se trouvait, comme le conta Chef, à environ deux kilomètres des coordonnées d’où ils furent relâchés. En de modestes foulées, l’accoster ne prend pas plus d’une dizaine de minutes. Toutefois, le terrain accidenté ainsi que la rude concurrence entravait quiconque de se mouvoir aisément.
Dans le tumulte engendré, Grinn perçut un ténu éclat blond qui s’estompa presque aussitôt. « Suzy ! », s’était-il exclamé avant de recevoir un féroce coup de coude dans le menton. Sonné pendant quelques instants, 163
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il ne releva la tête que plus tard pour n’embrasser qu’une morosité dans le tableau miré. Le grain d’or avait pris la poudre d’escampettes.
Perdu dans ses songes afin de flairer le cours de ce scintillement sacré, un garçon joufflu aux pommettes rosies par l’effort l’alpagua.
— Cours pauvre cruche ! Si on tarde trop, qui sait c’qu’arrivera !
— Tu n’aurais pas aperçu…
— Mais cours à la fin ! Faut qu’on se grouille ! le ser-monna Pat hors d’haleine.
Grinn, enhardi à s’animer sous l’exhortation de son compère, coupa court à de futiles prospections. « Vain qu’'est d’atermoyer pour autrui alors même que nous siégeons incertains quant à notre fortune. Tout de même… Suzy… si nos chemins se croisent à nouveau, sois assurée que ma lame fera foi de providence… ».
Acquis contre son gré de la retraite momentanée de sa protégée, Grinn se ressaisit afin de réchapper aux griffes de ceux qui les épiaient. Moult yeux braqués sur eux guettait la ronde des secondes et désiraient avec avidité les vingt minutes portées à connaissance.
Dans la mêlée, jouant crûment des coudes, Grinn rapporta à son frère de destin la marche à calquer.
— Prenons nos distances avec les grands, Dieu sait ce qui s’ensuivra aux abords de la forêt… En période de disettes, les affamés se parent de la plus farouche des ressources.
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— T’as dit vrai ! Et après ?
— …
— Alors ? Alors ? le pressa-t-il agité.
Hésitant de confier l’arrière-cour du jardin de ses pensées, Grinn se livra tout de même.
— Ecoute Pat, les rations distribuées sont clairement et honteusement insuffisantes pour persister dix jours durant. Dans un environnement comme celui-là, rien n’est plus folie que de faire fond de cette chiche pitance !
— Tant pis ! On a qu’a chercher d‘manger direc’ment dans les bois ! s’égosilla-t-il tout optimiste.
— Impossible, les sylves sont aussi avares en pain que les prévôts lorsque la dîme échoit ! Un unique dénouement s’offre à nous si nous visons la réussite…
l’extorsion !
— L’extorsion… mais… bredouilla-t-il réticent.
Ignorant la doléance ami, Grinn divulgua son analyse.
— En toute logique, nous devrions dérober aux plus jeunes, afin de réduire les chances d’opposition.
— Mais… enfin… et l’code ? bafouilla Pat de plus en plus interloqué par l’imprévisible disposition de son prochain.
— …
Depuis que les garçons se connaissaient, qu’importe la bataille menée, leurs manières répondaient à un code d’honneur, garde-fou de la nécrose de leur conduite pour le moment humaine. Aussi dépravés et malsains furent les méfaits commis, bien qu’aucune vie ne fut prise d’un 165
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coup de poignard proprement asséné, les prolongements des forfaitures à la pitié causèrent préjudice. Les adolescents s’en excusaient platement en prétextant que les cibles de ses exactions méritaient l’ignominie, ou du moins s’en relèveraient.
Toutefois, dans ce cas de figure, les modalités de filouterie s’annonçaient bien plus scabreuses que toutes celles dont ils eurent affaire auparavant.
Pat, prenant acte de l’évidence qui jusqu’ici errait nonchalamment, s’offusqua véhément.
— Fichtre ! C’est donc pour ça q’y’avait autant d’bleus c’t’année ! Juste pour servir d’garde-mangers sur pattes pour les grands ??
— J’en ai bien peur…Bref… Quoi qu’il arrive, on reste groupés. Pour le moment, la rapine ne figure point dans nos exactions limitrophes. L’avenir nous imposera ou non l’aube de cette controverse. Et puis… qui sait, à l’aveuglette, peut-être dénicherons-nous d’éparses substance comestibles qui nous épargnerons de sérieux tracas.
Acheva-t-il désolé.
Et ils détalèrent comme une paire de remuants lapins tout en veillant à s’engager sans tambours ni trompettes dans le sous-bois. Bifurquant hâtivement, ils se détachèrent du groupe de tête régenté par Cid et ses larbins.
Peu de temps plus tard, ils débouchèrent à la lisière de la forêt Mont Suie. Sans litige, la contrée environnante se drapait d’une sérénité troublante pour qui trouvait 166
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repos dans l’effervescence portuaire. Nul désordre ne brouillait un ordre établi depuis la nuit des temps.
L’impression goûtée laissa un mouvement de malaise dans le creux des innocents. Percer à jour le germe d’une telle ombre donna matière à méditer pour le plus prompt à la réflexion des deux.
« Quelques chose cloche… tout est bien trop sage…
trop immobile…trop froid… Pas un oiseau ne donnait libre cours à son cri musical, pas un herbivore ne paît sans retenue. Ce bois… comme le souligne la rumeur…
est bel est bien maudit ! ».
Comme frappée du baiser de la Faucheuse, la forêt Mont Suie ne disposait point, en son sein le plus sacré, de vitalité émanant des êtres des bois. Figés dans le temps, comme chenus de perdurer, les troncs noir de suie, éteints pour la plupart, campaient orphelins et bascule-ront à la renverse lorsque la bise viendra les dépouiller du peu de dignité épargné.
Soudain, une série de cris stridents vint ébranler la sourde quiétude du lieu. Comme tirés des tréfonds de la détresse terrestre, ces hurlements furent aussitôt supplan-tés par la subite revanche d’une placidité à glacer le sang.
« Les moins chanceux sont d’ores et déjà condam-nés… Quelle idée de se ranger aux côtés de Cid… ».
Blême, Pat interrogea son compagnon.
— T’penses qu’ils…
Grinn acquiesça de la tête.
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— Combien d’temps avant que…
— Deux jours tout au plus… trois si l’aubaine les gâte… affirma-t-il navré.
— Deux… trois…murmura-t-il affligé.
*
* *
D’aucuns songeraient que la première épreuve, par son caractère simpliste, presque ordinaire, dispenserait ses participants d’une intrigue tragique. Toutefois, si pareille conception muait les faits, bien quinauds se porte-raient les accablés. A proprement retracer, la première phase de la fête des damnés n’était point ou que peu san-glante. Sporadiques furent les instances où de vermeilles gouttes gorgèrent le théâtre de celle-ci.
Seulement, le taux de suppliciés succombant aux tourments de cette traverse s’illustrait toujours plus que ses pairs. Chaque année, en cette occasion, près d’un tiers des tourmentés trouvait la mort, des mains d’une mésaventure non guignée.
Selon les optimistes estimations de Grinn, de cette impitoyable forêt que les ténèbres élurent comme le plus somptueux des caveaux, parmi les soixante concurrents en lice, seule une fluette vingtaine subsistera. « Par une récolte péremptoire, les grands demeureront indemnes…
mais qu’en sera-t-il des plus jeunes ? ».
Chassant les maussades théories gravitant dans son esprit, Grinn enjoignit Pat à se hâter.
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— Allez en avant, on doit se dénicher un ruisseau avant qu’on meurt de soif. En espérant en trouvant un avant la nuit tombée. Nos gourdes sont encore pleines, mais sécuriser un point d’eau s’impose.
— Raaah de l’eau ! Vite… je me meurs… mima Pat théâtralement en simulant un désir pressant après avoir couru à toutes jambes comme un forcené.
La tâche intimée s’annonçait autrement plus ardue que les parties de campagne des éditions précédentes. Les bois de Mont Suie ne disposaient pas le moins du monde d’une végétation luxuriante ou d’une faune abondante.
Pour cause, les ressources en eau fléchissaient à vue d’œil à mesures que les âges cheminaient. Leur immuable cours ne masquait point le sinistre déclin des réserves de cette richesse naturelle. La composition du sol ainsi que le climat aride de la région y jouèrent pour beaucoup, mais l’élément qui maudit à tout jamais cette forêt autrefois exubérante fut la guerre.
Le sang versé noircit le sol et gorgea les entrailles de cette contrée. Ainsi saturée de la sorte de cette essence profane, les sylves n’eurent d’autre choix que de péricli-ter. Les bêtes prirent la clef des champs et les feuillus, auxquels le guet fut infligé, dépérirent sans mot dire.
Tout au mieux concourait une ribambelle de champignons aux teintes criardes, seule fanfare colorée dans cet espace désolé. Depuis que la forêt s’obstinait dans son agonie, nombreux furent les impulsifs famélique les ingé-rant sans consultation. En cette légèreté, homme et bêtes signèrent leur ultime banquet.
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En quête d’une source d’eau clair, des suites d’une investigation scrupuleuse des alentours privée de gloire, éreintés, les deux camarades cessèrent l’exploration. En un tour de main, il se confectionnèrent un abri de fortune au pied d’un imposant rocher qui résistait jusque-là à l’examen du temps.
A base de branchages morts, seule ressource abondante en ces bois abandonnés, le couvert ainsi façonné permit aux adolescents de se décrisper de toute cette tension accumulée. Se tenir constamment sur ses gardes qu’importe l’instant s’avérait harassant, surtout pour Pat qui d’ordinaire ne se livrait point à ces errements.
A mi-voix, ce dernier apostropha son collègue qui, aux portes du royaume d’Orphée, dodelinait de la tête.
— Psst Grinn… tu dors ?
— Grrml… Quoi ? le questionna-t-il en se frottant péniblement les yeux de sa manche crasseuse.
— T’penses qu’on va s’en sortir ? J’veux dire… les rations… énonça Pat qui sentait les réserves de provisions s’amenuir secondes après secondes.
— Pourquoi pas ? Et puis… s’il faut on…
— On volera ? Mais on…
— Les condamnera oui.
— Et le code ?
— Pat, ce sont eux ou nous. La vie d’autrui s’efface au profit de la nôtre… compris ?
— D’ac… opina-t-il quinaud.
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« Quitte à trépasser un jour, autant que cela se dé-roule hors de cette odieuse province ! » se promit Grinn résolument. « Tellement d’affaires nécessitent encore notre survie… hors de question de s’avouer vaincu ! ».
Allongés côte à côte, chacun percevait la respiration étouffée du voisin. La fine brise qui s’agitait levait et ra-battait les quelques mèches de ces tendres âmes. Martyr d’un sommeil agité, Grinn peinait à fermer l’œil.
La creux à l’estomac et la gorge sèche ne l’assistèrent pas dans son ouvrage. Capitulant, il se résigna à couler de plates heures en compagnie des astres.
Le ciel étoilé de la forêt Mont Suie, bien que d’une froideur lointaine, lui remémora les yeux pétillants d’un enfant dévisageant un ballet de sucreries lors des fêtes de villages. Un museau couplé d’un nom rejaillit subitement des sous-sols de sa mémoire. « Violette… »
De ce nom, une larme perla au coin de son œil droit.
Une unique gouttelette, scintillante sous la lueur des constellations, vint rouler le long de sa joue dans une lenteur infinie. Enfin, comme pressée de mettre un terme à sa fugace odyssée, orpheline, elle s’écrasa par terre.
*
* *
Au plus grand dam de la paire formée, le schéma du premier jour se répéta à l’identique pour le second. La reconnaissance tant pour le solide que pour le liquide fut infructueuse. S’évertuant désespérément à déceler au 171
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cœur de cette terre hostile matière à placer sous la dent, toute recherche s’avéra stérile.
Dans leur besace respective, nichait docilement un maigre pain, une pomme et demie, ainsi qu’un fond d’eau dans les fines fiasques.
*
* *
En ce qui concerne le troisième jour, au grand dépit des jeunes voleurs, nulle oasis providentielle ne vint les gracier de son essence. L’impatience guettait les âmes et il leur devenait malaisé de cultiver un sang-froid à toutes épreuves.
En cette déplorable étape, ils déplorèrent comme frêle pitance un quignon de pain si rassis qu’il en froissait les quenottes, escorté d’une pomme et d’une poignée de gouttes de rosée récoltées tantôt, humectant l’intime des gourdes.
*
* *
Ce ne fut qu’à l’aube du quatrième jour que les faveurs d’une veine bénie honora leur périple. Au pied d’un arbuste desséché, sommeillait une mince étendue d’eau. La source en question, bien qu’émaciée, à l’instar des trombines de ceux qui en lorgnaient la teneur, comportait bien en son sein une réserve aqueuse capable d’étancher la soif d’une paire de bougre.
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La langue pendante, salivant comme des beaux diables, Pat et Grinn s’élancèrent sur l’objet tant convoité.
Négligeant l’allure crasseuse de la flaque ainsi que ses touches clandestines à la surface, avidement, ils bondi-rent dessus.
— Hahaha ! De l’eau ! jubila Pat.
— Vite, remplis ta gourde avant que d’autres ne rappliquent ! l’exhorta Grinn.
— Bah… pas d’risques d’croiser qui q’ce soit… En quatre s’tanés jours, on est pas tombé sur une seule âme !
certifia-t-il en plongeant sa gourde dans l’eau un brin marronnasse.
Comme pour le pourvoir d’une odieuse injustice, les secondes qui suivirent le punirent. Sans crier gare, d’indistinctes voix percèrent la muette atmosphère.
— Eh les gars v’zavez entendu ?
— Ouais ça v’nait d’en bas !
— Ahah on fonce !
Pour les deux compères que la situation crispa au possible, l’épisode tantôt euphorique emprunta une tournure aux antipodes de la précédente. Pour corser davantage la passe spinescente, le cachet à peine audible de l’éclat sonore rendit épineuse l’identification des membres du détachement.
« Quelques centaines de mètres tout au plus nous séparent… Sont-ils hostiles ou amis ? », se demanda Grinn qui dégaina précautionneusement sa dague.
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« Allez accélère, accélère… ! ». Les fiasques, par la configuration du terrain ne se remplissaient qu’au ralenti.
Cinquante mètre. « Vite, vite, vite ! ». Dix mètres. A cet instant précis, les inconnus distinguèrent les traits de la paire d’êtres en contrebas !
Un grand gaillard aux cheveux inflexibles s’égosilla.
— Eh les gars c’sont eux ! Pat-et-Paf !
Talonnant l’adolescent longiligne, un loustic ron-douillard ainsi que l’illustre galopin tortionnaire ne tar-dèrent point à faire écho de son transport.
— Tiens, tiens… mais qui voilà ? Mais ça ne serait pas nos meilleurs amis Pat-et-Paf ? gouaillèrent-ils tous deux.
« Misère… la bande de Cid… », soupira Grinn contrarié. Toujours penché au-dessus de la flaque, il remarqua du coin de l’œil le chapelet de besaces que ces gê-neurs portaient insolemment en bandoulière. Près d’une dizaine de musettes se rangeaient sur leurs flancs desquels la famine ne tirait sa griffe.
« Les scélérats ! Combien de pigeons plumèrent-ils ?
N’ont-ils aucune décence ? Ils en ont bien plus qu’il n’en faut ! », se récria-t-il en son for intérieur.
Enfin, des suites d’une attente prolongée, les gourdes se gonflaient généreusement et débordants furent leur goulot. Ni une ni deux, Grinn convia son com-plice à tirer prestement sa révérence.
— On se tire !
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A peine eut-il accusé ce phrasé qu’il brûlement ca-valièrement la politesse. Le ton soudain de la scène excéda Cid qui ne comptait point les laisser s’en tirer si impu-nément. Hargneux, il vociféra.
— Rattrapez-moi c’te bande d’emmanchés !
En un tour de main, une course-poursuite s’engagea entre deux jouvenceaux de quinze ans qui fuirent pour leur salut, et une paire de blanc-becs d’un âge plus mûr qui se contentèrent sommairement d’obtempérer aux injonctions de leur berger.
Dans un premier temps, les longues enjambées des poursuivant courbèrent l’issue de la chasse en leur faveur. Malgré cette grâce morphologique, ces égards ne durèrent qu’un temps.
La silhouette inégale du sol ainsi que les fourmil-lantes racines jouèrent certainement un rôle crucial dans l’affaire. Nonobstant ces quelques bontés sauvages dispensées, les bavardes échasses du grand dadet et la panse que trop chargée de son acolyte achevèrent d’entériner un dénouement plaisant pour les pourchassés.
Aigri et gauchement empêtré dans une nuée de ronces, l’énergumène tout en hauteur brailla crûment.
— On vous aura un jour ou l’autre bande d’pleutres !
— F’drait d’jà q’tu puisses nous rattraper ! le railla dédaigneusement Pat en lui tirant crânement la langue !
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Sur ces entrefaites, les deux espiègles leur faussè-rent compagnie tout en riant à pleins poumons. A la hâte, ils les semèrent pour de bon. Galopant à travers bois, ils serpentèrent entre les vestiges d’une forêt jadis emplie de lyrisme juvénile.
Une fois assurés d’être hors de portée de cette mé-prisable bande d’abjects personnages, ils prirent le pouls de leur piteuse condition. D’une voix mesurée, Pat tenta d’entraîner le binôme à commettre l’interdit.
— On a d’l’eau mais quasiment plus d’pain…
S’attardant longuement sur un essaim de champignons, il reprit le cours de sa matière.
— … on tâche d’s’en faire un casse-croûte ?
— Hors de question ! Les consommer ne fera que nous rendre malade comme des chiens ! Si on les déguste, pas sûr qu’on passe la nuit… Oublie-pas la règle numéro une en forêt, ne jamais se confectionner d’en-cas à base de produits aux occultes propriétés.
— Mais… protesta Pat que la dent commençait viscéralement à tarabuster.
— On avisera demain… d’accord ? l’apaisa Grinn qui loucha tout de même sur cette couverture affriolante.
— Mouais…lui répliqua-t-il faiblement convaincu par les dires articulés.
En toute bonne foi, l’idée d’apprécier pareils mets se retrouva à moult reprises sur la table de Grinn. La fringale le tiraillait si durement qu’élaborer un jugement avi-176
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sé le peinait. Secondes après secondes, ses brins de lucidité s’effilochaient, diligemment évincés par de primales raisonnements.
Ainsi assujetti par ces besoins les plus fondamen-taux, féroce fut la lutte pour éconduire Amanites printa-nières, lépiotes, Paxilles enroulés, Galères marginées, et leurs semblables. Seulement, plusieurs intoxications octroyant l’ultime voyage furent dénombrées en ce lieu, conviant Grinn à ne point satisfaire l’irréparable.
Cette nuit-là, la quête de repos s’avéra revêche pour ceux s’essayant à le déterrer. Telle une conversation pas-sionnée des panses, les estomacs gargouillèrent tumul-tueusement. Le tapage nocturne fut tel que soupçonner leur cache n’était que peu ardu pour qui osait dresser la feuille.
Néanmoins, ils s’assoupirent pour une poignée d’heures, caressant le mielleux songe que de se délecter le palais de leur frichti favori, un ragoût aux pommes de terre encore fumantes, ainsi que de se gargariser le gosier à coup de choppes brunes. Hélas, au réveil ce suave mirage leur paraîtra bien distant, malgré la fraîcheur du songe savouré.
*
* *
A l’aube du cinquième jour, piteusement, ils grigno-tèrent les dernières miettes de pain. Pour compléter cette succincte dînette, ils éclusèrent une lampée d’eau brune.
S’illustrait dans ces contenants pas moins d’un demi-litre 177
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par personne, nul imminence dans le procès de pareille ressource donc.
Plus francs que jamais, ils écumèrent les plaines du domaine du levant jusqu’au couchant. Toutefois, l’opiniâtreté témoignée ne refléta en rien les retombées de l’exercice. A nouveau, désabusés, ils firent lamentable-ment chou blanc.
*
* *
En fin de matinée, lors du sixième jour, ils tombè-rent nez-à-nez avec de curieuses connaissance du même âge. Par un admirable coup du sort, la paire rencontrée s‘affublait des deux lascars aux côtés desquels Pat et Grinn donnèrent audience lors de la classe du soir, Raf et Philou, les « éternels appariés ».
— Tiens, tiens… Pat-et-Paf, comme on se r’trouve…
gazouilla tout enjoué un des deux frères, celui au visage plus rond.
— Tiens donc, vous ici ? rétorqua Grinn froidement.
Les traits de chacun étaient remarquablement tirés.
Les joues creusées et le teint blême affichés convainquait quiconque de croire en ce jeu barbare. Les nuits répétées au cœur de cette terre ingrate rongeait grièvement les esprits d’êtres faméliques.
Quoique, en y adressant une revue approfondie, les deux chenapans débarqués ne paraissait pas tant ruinés par le déboire. Certes, une pellicule terreuse recouvrait la 178
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moindre parcelle de peau, leurs cheveux hirsutes empes-tait la sueur, et un voile de faiblesse couvrait leur regard.
Néanmoins, toujours est-il qu’ils se publièrent bien portants. Comme si… ils se sustentaient convenablement !
Ne laissant transparaître son irascibilité, Grinn les interrogea négligemment.
— Dites-moi les gars… vous avez pas la fringale ?
— La fringale… ? Ca s’mange ? s’interrogea celui à la silhouette rebondie en consultant son frère du regard.
— Ahem… la faim… Vous n’avez pas faim ? reprit Grinn.
— Ahhh… Pour quoi faire ? Des bleus nous ont généreusement légué leurs vivres pour qu’on puisse s’en tirer sans encombre ! Eh, eh… ironisa-t-il tout en fourrant une pomme entière dans sa bouche.
« Sacrilège ! Comment ose-t-il ! », se hérissèrent Pat et Grinn en en quart de tour. De son côté, le replet de la bande de frères, inconscient de l’avanie cinglée, se bâfrait goulûment du fruit vermeil.
La bave aux lèvres, les malingres scrutèrent éperdument le blasphème alloué. L’irrationnalité gagnait toujours davantage de terrain sur la géométrie d’esprit.
A maintes reprises, lors de leur errance, ils pistèrent et coursèrent un gibier imaginaire, se figurant niaisement que pareille faune foulait ces lieux.
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Cependant, malgré ces courses effrénées guidées par l’optimisme, cette fois-ci ils en étaient pénétrés, cette féérie vénérable d’une kyrielle de délices n’était point un regretté mirage… la séance jalousée se drapait de la clarté d’une sincère authenticité !
Sans préface ni censure, ils se ruèrent comme des damnés sur le duo qui leur faisait face avec une horripi-lante condescendance. Braillant et cavalant à toute allure afin de les désarçonner du mieux de leur capacité, ils s’élancèrent.
A corps et âmes perdus, écumant de salive, ils se jetèrent sur des assaillants désemparés. Jamais ces derniers ne s’imaginèrent être en proie à une algarade corpo-relle que la virulence brûlait davantage que les feux de joie montés lors de mémorables messes.
Les deux frères furent pécheur d’une faute qui n’aurait dû poindre. Non sans scrupuleuse finesse ils s’escrimèrent à instiller une pâle amertume dans le cœur de l’auditoire. Toutefois, les retombées de pareille manigance excédèrent grandement leurs jugements les plus extravagants !
Grinn se jeta sauvagement sur Philou, et Pat sur son voisin, Raf. Sur le promontoire rocher bordé de robustes pierres disséminées desquels ils se tinrent autrefois prétentieusement, les opposants se débattirent comme des beaux diables. Hargneusement ils gesticulèrent dans tous 180
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les sens afin de forcer les affamés à lâcher prise, sans haut retentissement.
Optant pour le plus freluquet de la bade, Pat mata rapidement son adversaire, domptant ainsi le cours de son altercation. Adepte des échauffourée de contact, il emprisonna rondement le bras du parti opposé dans son propre dos.
Grinn, de son côté, tempérait laborieusement les assauts de plus en plus chaleureux de son égal de jadis.
Décidément, une fois dissipé, l’effet de surprise n’influait que peu sur le terme de la rixe. Son opposant, plus initié à la lutte au sol et plus massif, prenait sensiblement l’ascendant. Désormais, le dénouement de la querelle de ces galapiats juchait nébuleux.
Jugeant le fin mot de cette histoire vacillant, Pat s’enquerra de la posture de son allié.
— B’soin d’aide ?
— Non t’inquiètes, je devrais m’en sortir… grogna Grinn en esquivant un poing asséné.
Haletant depuis les premières secondes, il peinait à trouver son rythme dans la mêlée. Ces quelques jours d’attrition ne lui simplifièrent point la tâche, tant physiquement que mentalement. Rien que décocher quelques coups faiblards lui brouilla la vue. Indubitablement, son corps harassé, victime d’une inanition prononcée, lui faisait souffrir le martyr.
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Glissant un regard à droite et jugeant le dévers pro-pice à l’excentricité, Grinn tenta le tout pour le tout. Enserra fermement son adversaire, ils massa ses ultimes forces pour le décoller du sol et l’entraîner dans une ébouriffante dégringolade.
Celui-ci, décelant la lunatique intention redoubla de générosité pour l’en dissuader. Bim ! Bam ! Une ava-lanche de châtaignes accueillit âprement la fantaisie im-provisée. Bam ! Bang ! Encore une autre ! Dans un flot ininterrompu s’orchestra un chapelet de galanteries masculines remarquablement flanquées.
Ainsi rossé telle une bête de somme réticente, Grinn ne put réprimer une grappée de râles. Ses côtes, lanci-nantes due à la dégelée de coups reçus deux semaines auparavant par le garde borgne, revivifiait un élancement perdu. Piqué par cet aigu supplice, torturé de la sorte, il se décida résolument à honorer son adversaire de ce plan scabreux et hautement déraisonnable.
« C’est décidé, coûte que coûte mon sacré bonhomme, je t’emmène avec moi ! ». Grinn, dans un ultime effort, força la cabriole avec un Philou bougrement bagar-reur et récalcitrant.
A toute vitesse ils dévalèrent la bute. Dans la cul-bute animale, rien ne leur fut épargné. Branches, cailloux, racines, ronces… colorèrent leur sèche dégringolade. A croire que dans une subtile attention, la forêt Mont Suie saluait la désinvolture avec laquelle ses invités s’escrimaient à saigner son prochain. En comparaison, la 182
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traversée du royaume pour parvenir en ces terres s’apparentait à une triviale promenade de santé !
Poursuivant leur descente, toujours pressés l’un contre l’autre et dans un enchevêtrement de membres divers et variés, les mines des jeunes combattants s’assombrirent. Pour cause, le versant duquel ils roulè-rent depuis lors n’esquissait de plateau !
Au fur et à mesure de leur prompte et vive traversée de cette section des bois, les oreilles de Grinn ne cessaient de recevoir les plaintes des instruments sollicités dans cette hardie voltige haute en rebondissements.
D’assourdissants craquement se réverbèrent dans des sylves dorénavant dérangées. Os ou ramages de ces feuillus étiques, nul ne le gageait. Dans une telle pagaille, impossible pour ces gladiateurs en herbe de deviner l’ouest de l’est. Emportés par l’incertitude, reine de ces lieux, un certain fatalisme enveloppait les espoirs des ba-layés par le dévers.
Soudain, un lit de feuillage stoppa leur folle course nette ! Un bruit sourd et étouffé marqua l’arrivée des effrontés sur une surface au combien accueillante au vu de la brusquerie hasardée.
Grinn, par un plaisant coup du sort, adoucit sa ruine en tirant parti du ventre rebondi de son compagnon de chute. Ainsi au dessus de Philou, il se félicitait de ne finir son emplette aminci par ce dense morceau de chair.
Veinard de ne trépasser aplati comme un carré de soie, il 183
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n’empêche que la fourbure accumulée entravait le moindre de ses mouvement.
Persuadé que sa dernière heure était venue, Grinn se résolut à accueillir sans jugement réprobateur le cour-roux de celui sur lequel il se reposait. Fermant paresseu-sement les yeux, il guetta le baiser glacé d’une lame fermement disciplinée.
Pourtant, des suites de pesantes secondes à se morfondre du spectre claironnant le trépas de toutes créations, Grinn ne dénota aucun dynamisme émanant d’un des frères de la troupe des « éternels appariés ».
A vrai dire, un silence de plomb scellait la clairière en cet instant. Pas même les rares oiseaux du coin, survo-lant la contrée ne manifestait leur griserie par une volée de menus piaillements. La brise, d’ordinaire altruiste, singulièrement se taisait.
Admis qu’était l’adage suivant : « les forêts, de coutume amènes et vibrantes, exhalent une enivrante vivacité ». Nonobstant ce proverbe sylvestre, le présent bois dégageait une quiétude oppressante. Le terne du tableau étouffait quiconque s’attardant sur son exécution.
« Tout est bien trop paisible… ». Chiffonné, Grinn releva prudemment son visage, à seulement quelques centimètres de celui Philou.
Aux premiers abords, les yeux clos et la trombine encore rosie par l’effort, soufflèrent à s’y méprendre à une ronflette anodine. Ainsi, il aurait été tout bonnement 184
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plausible de présumer que le Philou en question roupillait paisiblement. Cependant, que le cachet était fin con-naisseur en matière d’illusion.
En effet, sondant les traits de son matelas de fortune, à mesure que son inspection suivait son cours, une expression médusée naquit sur le profil de l’ausculteur.
« Est-il… ?! », songea Grinn horrifié. « Comment… ?! Que… ?! Quand… ?! Pourquoi moi … ?! ». Une interminable succession de devinettes privées de réparties se bousculèrent dans son esprit terrorisé.
Tout à coup, prenant conscience qu’il se prélassait sur un cadavre depuis fort longtemps, il se releva en sur-saut et s’écarta prestement de ce corps étalé qui lui allouait une nausée des plus mordantes.
— Beargh…
Une bile translucide tapissait désormais le sol. Reprenant promptement contenance, Grinn se tourna de façon réticente sur l’individu étendu de tout son long.
L’adolescent inanimé, si ce n’était en raison du drôle d’angle dans lequel s’arrangeait son cou, paraissait assurément bien portant et disposé à se redresser d’une seconde à l’autre.
Epiant le corps sans vie du triste défunt, encore aux aguets du moindre réflexe esquissé, Grinn mesurait peu à peu la nature impie de son geste. Graduellement, un lin-ceul d’effarement teinté d’une pointe d’effroi lui fit dé-sapprouver son incartade de l’ancien temps, celui-là 185
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même où nulles larmes incarnates ne perlaient le long de ses mains qu’il abhorrait subitement.
« J’ai tué… J’ai tué… J’ai tué… », se répéta Grinn hagard, se refusant à pareil dénouement.
Bien que la charité du dernier jour siégeait quotidiennement dans l’histoire de l’aigrefin, de son affecta-tion jusqu’à son ultime soupir, analogue occurrence n’était que peu standard. Assurément, le péché des péchés était délivré lors des missions d’assassinat où lors de requêtes singulières de clients excentriques, mais point par un gamin d’une quinzaine d’années au beau milieu de sa formation !
Dans l’enceinte de la dague, d’ordinaire, seuls les disciples établis détenaient ce droit que d’apposer sur autrui l’ombre du grand voyage. La dispenser sans l’aval des gradés était une entorse aux mœurs fort aventureuse.
Toutefois, la fête des damnés légitimait de tels déborde-ment, et hébergeait de bon cœur toute audace de la part des frêles créatures s’y adonnant avec éloquence.
Tout à coup, une voix paniqué résonna entre les allées boisées.
— Eh Grinn, t’es où ?
Eclatant à des lieux à la ronde, un appel désespéré, retentit abruptement. Apeuré à l’idée de se déposséder de l’unique présence qu’il considérait comme amie, Pat beu-gla à maintes reprises le blason de son alter ego.
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Prenant conscience que son absence durait davantage que la convention l’avisait , Grinn s’activa à remonter le pan escarpé duquel il déboula. Avant de quitter définitivement les parages, il adressa un dernier regard à la dépouille de celui qui inaugura le baptême du bataillon des martyrs. Une révérence navrée grava l’ultime salut renvoyé.
Lors de sa remontée, en prenant appui sur un af-fleurement rocheux, il poussa un fin glapissement. « Aïe, mon bras ! ». Trop immergé dans ses bavards adieux, il manqua d’éplucher sa propre complexion. Se l’étant fêlé dans sa galipette, il serra les dents et poursuivit son ascension.
— Ah t’voilà ! Et ton bras qu’est c’qui t’es arrivé ?
s’enquerra Pat rasséréné.
Le bras de l’intéressé pendant mollement contre son flanc. Des taches andrinoples constellaient sa tunique que le temps gâtait toujours davantage. Pourtant, à la surprise de Pat, son acolyte n’affichait point le moins du monde une mine crispée et ne semblait se révolter de sa posture.
Muet de quelconque signes d’une peine apparente, avant que Grinn ne puisse donner la réplique à son ami, une voix courroucée le héla.
— Eh toi ?! Il est passé où mon frère ?
Toujours couché au sol, solidement maintenu par Pat, Raf guetta la répartie du parti adverse.
— Mort. Lui répondit froidement Grinn.
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— Impo… à peine eut-il le temps de s’insurger qu’on lui jeta une dague avec l’inscription « Phil » dessus.
Tremblant comme une feuille, il la fixa d’un air accablé.
Certaines âmes, prises de monotonie, s’égayaient à inscrire leur patronyme sur leurs lames. Ciselant d’habiles virages dans le métal, quelques artistes de cœur accouchèrent de prouesses d’orfèvrerie.
Grinn, soucieux de la robustesse et du cran de ses coutelas ne se complaisait dans l’artisanat de ses propriétés. Toutefois, Philou, de son vivant, affectionnait une telle distraction et glana à moult reprises les suppliques de ses congénères pour la confection d’un poignard finement orné. Pour sûr, son bagage n’y faisait point exception.
Raf, nullement étranger à la touche de son frère, se rendit à l’évidence. L’être qui partageait autrefois son sang n’était plus qu’un tragique souvenir. Dévasté par le funeste communiqué, il hurla accablé de chagrin.
— Mon frère !!! Nooooon !!
Esseulée, sa plainte se perdit dans les cimes.
D’épaisses larmes roulaient le long de ses joues, il martelait éperdument sa tête contre le sol, qu’importe l’opposition de ce dernier. Indifférent de la souffrance administrée, dédaignant l’ample ruban écarlate jaillissant de son front meurtri et abreuvant la terre, il poussait la ritournelle.
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Pat, tout autant abasourdi par ce coup de théâtre, dévisagea son ami en quête de réponse. Ce qu’il y vit dans ses yeux lui fit froid dans le dos. Il ne saisit qu’une indifférence et une frigidité similaires à l’austérité de la vieille au temps des glaces.
Une morgue, semblable à celle affiché par les gradés, s’énonçait péniblement sur sa figure. Eberlué de cet examen défiant tout entendement, Pat n‘y jugea pas la moindre once de remords comme escomptée.
Puis, Grinn porta son attention sur un sac posté non loin de là. D’un pas hâté il rallia sa localisation. Il l’éventra et fut momentanément ébahi des trésors qu’il renfermait. Une demie douzaine de pains et huit pommes pour compléter l’aubaine. « Bien assez pour les trois jours restants… ».
Récoltant sans mot dire les victuailles éparpillées, il les fourra une à une dans sa besace qui faisait dorénavant parade d’une silhouette renflée. « Ce qui t’appartient est dorénavant mien », raisonna-t-il de façon très pragma-tique, malgré le méfait perpétré il y a peu.
Une fois la collecte achevée, il se tourna lentement vers son collègue encore sous le choc.
— Allez Pat on lève les voiles…
Bredouillant quelques propos incompréhensibles, ce dernier calqua tout de même sa démarche à celle de cet adolescent au longs cheveux corbeau que l’apathique maintien intimidait.
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Sombrant dans les profondeurs de ces bois sépul-craux, un gémissement perça.
— Grinn, tu va m’le payer !! jura Raf entre une poignée de sanglots.
Dans la foulée, cette âme éplorée murmura faiblement.
— Ne t’inquiètes pas mon frère… j’te vengerai quoi qu’il arrive. Ton grand frère f’ra couler l’sang de ton assassin, tu as ma parole !
*
* *
Les jours suivants filèrent à une allure prodigieuse.
Une fois la faim et la soif couverts, le temps desserrait sensiblement son emprise et libérait de son joug les âmes asservies par de primaires pulsions.
Grinn pansait ses blessures et Pat l’épiait attentive-ment. Il ne cessait de lui jeter des coups d’œil itératifs afin de s’assurer de la santé de celui qui eu occis l’hostile. Son compère, depuis lors taciturne, ne somnolait plus, et ne proférait qu’un mince volée de phrasés par jour.
Depuis cette date fatidique qui scella à jamais le sort de la coquette troupe, Pat internait un curieux trouble. Il lui semblait qu’en cet après-midi, Raf ne fut point le seul à avoir perdu un frère.
Le matin du dixième et ultime jour de la première épreuve de la fête des damnés, un homme, tout de sombre vêtu, leur notifia que la traverse endurée touchait à son terme.
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— La fin de l’épreuve, hein… souffla Grinn fourbu de ses brutales péripéties.
Il contempla longuement ses mains, examinant leur ligne et s’interrogeant sur les aléas qui l’attendaient une fois extirpé du couvert de ces frondaisons. Nerveux à l’idée de se beuiller encore avec ses camarades, il hésita.
La forêt de Mont Suie, naguère lugubre et alar-mante se fardait de la bienveillance d’un refuge lorsque mesurée aux injonctions d’un meneur indisposé. Il prit alors une grande respiration et avec elle, une résolution.
Celle de parvenir au sommet de cette injuste structure féodale, qu’importe le tribut versé.
Si telle volition mandait de terrasser quiconque obs-truait son chemin, ainsi soit-il. « Le sang coula et il ruissè-lera du plongeon de ma lame. ».
En cette fraîche aube, une brossée de rais de lumière vint illustrer les contours d’un visage émacié, mais néanmoins volontaire. Une fine brise souleva mollement de longues mèches charbons qui sous l’impulsion d’Éole, s’agitaient bellement. Ces épis élancés, captifs du souffle azuré, caressaient tendrement un portrait sur lequel l’insouciante jeunesse d’autrefois figurait.
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