

Réunion familiale
Toc, toc, toc…
e
discrets coups donnés chassèrent la quiétude d’un lieu qu’il n’était permis de déranger.
D Comme si la chute d’une douce béatitude ne suffit à témoigner de l’irrévérence exhibée, une forte intonation résonna dans une pièce autrefois si sereine.
— Lady Sérina Vergon Viana réveillez-vous ! Il s’agirait de vous hâter ! La Reine vous quémande !
Tonitruant et solennel, ce grondement sourd alla même jusqu’à appuyer sa plainte en ouvrant en grand les battants de volets jusque-là clos. D’un coup d’un seul, de vifs rais de lumière inondèrent le lieu de leur aveuglante clarté. Se joignit à eux une tiède caresse prodiguée par le caractère astrale de ce feu cosmique.
Leur soudaine apparition dévoila une coquette chambre aux murs lourdement chargés de natures 45
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mortes, dépeignant dans toute leur splendeur la morosité et la froideur de cet art. Pourtant, c’était bien au cœur de cette drolatique atmosphère que couvaient les cendres des flammèches d’une frénésie artistique. Souligner le réel dans le silence du repos éternel. Dénuder la vivacité de l’immobile au travers de coups de pinceaux éveillés. Il se cachait au sein de pareille intelligence, un ésotérisme fuyant que nul ne perça, mais que tous révérait.
Parmi ces cadres inertes, figuraient quelques enluminures aux traits exquis, et aux tons bien plus gais que ses contemporains. Au sol, par-dessus un plancher brun clair en bois de frêne au grain grossier et dépêché d’une contrée reculée, s’illustrait une moquette aux motifs simples à deux tons. Etendue tachant presque la scène au milieu de ces études aux nuances recherchées.
Sur cette litière, s’étalait de nombreuses tasses en porcelaine, coupables d’une fragilité que le moindre courant d’air risquait d’éprouver. Dans un ensemble orphelin de logique, ces services de dames éventaient leur pusilla-nimité. Quelle délicate attention ce fut de la part de Monsieur le roi pour sa fille bien aimée qu’il chérissait comme la prunelle de ses yeux.
Justement, au centre du domicile s’offrait un étonnant lit à baldaquin aux draps aussi immaculés que les flocons des froides saisons nappant les toundras gelées des montagnes aux mystères. L’on devinait par son blême éclat le caractère soyeux et souple de l’étoffe, pareillement au pelage d’un daim fraîchement abattu d’une flèche adroitement délivrée.
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Perdue dans cet opulent étalage de tissus, de plumes et de soie, une frimousse jaillit. Un museau si pâle qu’il se fondrait presque dans les drapés au teint si timide qu’il en concurrencerait la pudeur des tasses de porcelaine à même le sol. Dérouté dans cette immensité nacré, un modeste grain de beauté situé à l’orée de pommettes tendrement rosies par une chaste bonté, vint troubler une homogénéité déchue.
D’étincelants yeux, à l’azur d’un ciel d’été si souverain que nul plume vierge ne daignerait saper son autorité, soumirent au paysage un éclat bienvenu. Un reflet de sagacité mêlé à une rafraîchissante innocence, dévoila au grand jour le cachet éthéré de la séance. De fournis sourcils soulignèrent le cérulé de ces deux billes criardes.
Un nez fin et exquis, comme ceux des contes survo-lés des bambins, se dressait fièrement et allégua au portrait une perspective opportune de philosophie. Ce tertre ivoirin, saillant de sveltesse, nichait au centre d’une toile aux subtils contours argentés.
Telle un ruisseau d’argent au flux ininterrompu, d’élancée mèches d’acier encadrèrent le portrait efféminé d’une énigmatique inconnue. Une furtive cascade à l’éclat curieusement métallique inonda nonchalamment les parois enneigées des flancs de collines. Impétueuses, ces vagues cendrées abreuvèrent de leur arrogance les soupçons de grisaille qui ne pouvaient s’empêcher de poindre sur un visage angélique.
Semblable à la plus hypothétique des chimères, tra-cée de la plume d’un poète jaseur, la physionomie ainsi 47
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présentée, était pour sûr capable de ravir l’âme de tout badaud. Ainsi parrains de l’éclosion d’une ingénue conscience, ces joyeux lurons pouvaient passer l’arme à gauche avec quiétude sur le champ de bataille sur lequel ils s’illustrèrent pour défendre les convictions de la belle.
Sortis tous droit des bras de Morphée dont on louait l’affection, l’être du lit s’extirpa tant bien que mal de son hibernation. Comme pour mieux le prouver, celui-ci s’exprima à l’instar d’un ours mal léché, tout juste tiré de son impénétrable repos, que désormais la faim tiraillait.
— Grrrrrrml…
— Oh ! Pas de ça ici mademoiselle ! la réprimanda la servante.
— Il est temps pour vous de vous apprêter. Comme je vous l’ai déjà dit, votre Altesse la reine requiert votre présence pour le déjeuner matinal. Enchaîna la dame de chambre d’un ton autoritaire.
Avoisinant les 35 ans, cette gouvernante au ton robuste et au chignon fermement ficelé, s’appliquait à répondre aussi dûment que possible aux besoins de sa maîtresse la Reine. Sous ordres directs de cette dernière, l’ouvrage de la toilette matinale et des requêtes annexes de la princesse lui incomba.
Impatiente de voir la voir enfin s’activer, la domestique la pressa pour que lui soient administrés les soins du réveil. Ne se pâmant point devant une correction de la part de ses supérieurs, la servante expédia ses quelques tâches. D’un doigté expert, elle manœuvra habilement 48
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entre les boucles argentés qui firent extraordinairement état de zèle. Armée d’une brosse en poil de sanglier, elle démêla les boucles éparses de la toison mercure.
Tirant deux pas en arrière, la servante jeta un regard approbateur à sa création. Visiblement satisfaite, tout en naviguant adroitement entre les objets hétéroclites jonchant le sol, elle sortit d’une armoire massive une robe satinée émeraude. Pareille tenue seyait parfaitement pour la célébration de légers évènements mondains, tel un déjeuner matinal avec la Reine par exemple.
Soudain, s’éleva une voix claire et mélodieuse, comme échappée du paradis par son timbre séraphique.
— Mira… Êtes-vous certaine que pareil attirail soit nécessaire pour de simples réjouissances avec ma mère ?
Voyons, tout ceci est de trop…
— Bien évidemment mademoiselle, vous savez que Madame a en horreur vos accoutrements ridi… euh…
originaux dont vous graciez la cour depuis ces dernières saisons. Rétorqua la femme de chambre qui manqua presque de manquer de respect à une « intouchable ».
— Les intentions de son Altesse son louables, elle as-pire à faire de vous une princesse respectable qui gagnera la moindre des faveurs princières étrangères. Continua-telle d’un ton idolâtre.
— Une princesse mon œil… Tu parles d’une princesse respectable, je passe toutes mes journées enfermée au château avec pour seule compagnie celle que le roi en personne m’affubla. pesta la princesse.
— Mademoiselle, il suffit ! la rabroua durement Mira.
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Le roi, Julius Maximar Vergon, premier du nom, ne possédait d’héritier au trône masculin, seule sa fille qu’il choyait affectueusement, occupait une place particulière dans son cœur que l’aigreur des âges enserrait chaque jour davantage. Cela faisait près de vingt-quatre ans qu’il exerçait à la tête du royaume de Sancris.
Autrefois, ce quarantenaire épousa devant le Tout-puissant, la demoiselle d’un comté voisin, Lara Viana. De fait, il s’attira les foudres des peuplades aux alentours, dont il dédaigna les offres de mariage.
Entiché d’une fleur locale, le tout jeune souverain ignora les réticences de ces conseillers et batailla pour son droit naturel, celui de se chausser de la paire qu’il jugeait bon d’enfiler. Après une longue lutte acharnée, il sortit vainqueur et put biser ardemment la pauvre main d’une courtisane inéprouvée.
Toutefois, ces contrées riveraines, jadis flairant en son parti une force militaire de renom, ne virent d’un œil bénisseur cette amourette royale. Afin de se laver d’un tel affront, ces mêmes principautés qui arboraient par le passé un visage de paix et d’amitié à la mention du jeune roi, lui déclarèrent subitement la guerre des années plus tard.
Ainsi venu le temps des massacres à répétitions sur le sol de Sancris, l’histoire que compta la principauté se teinta de bien sombres nuances. La Faucheuse accompagna les pas des vaillants soldats qui défendirent de leur sang les frontières du royaume désormais assiégé. Nul ne fut épargné dans ces effusions de sang drapant monts et rivières d’un suaire rubicond.
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La reine Lara Viana, lui offrit deux fils et une fille : Terli, Nomé, et bien sûr Sérina. Ces charmants bambins à la santé de fer évoluèrent paisiblement dans le cadre du palais jusqu’à ce que la guerre ne vienne s’inviter à leur perron. Ecoutant l’appel du devoir, dicté par la voix du cœur les deux princes s’aventurèrent sur les plaines en-sanglantées, théâtres de sauvages rixes, pour ne jamais en revenir. Que le destin pouvait s’avérer cruel pour les malheureux qui s’attiraient ses foudres…
Des mois durant, le roi se terra dans ses quartiers, à l’abri de regards fureteurs. Se privant même du soutien de sa bien-aimée, il s’exila dans ses appartements dont il défendit quiconque d’en violer l’entrée. Seul, par l’absorption de moult breuvages, il noya son chagrin.
Bien qu’usuellement le roi n’osait porter à ses lèvres plus d’une coupe par jour, en cette déchirante occasion, il leva ses frontières. Les uns après les autres, les tonneaux de vin, ordinairement réservés pour les temps de festivités, se dérobèrent à la vue de tous.
Au palais, la rumeur courait qu’à force d’étancher sa mélancolie à coups d’insondables lampées de vin, les yeux embués du roi devait forcément en posséder le ton.
D’aucuns prônaient également l’élection d’un nouveau monarque, puisqu’un trône vide ne pouvait signifier qu’une chose, la fin d’un règne !
En ce lieu, les bruits de couloir se mouvaient à vive allure. Cependant, la teneur éclairée de ces derniers n’était guère plausible. Bien trop de serviteurs, désireux 51
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de se distinguer de la masse, n’hésitaient pas à déblatérer de ridicules sornettes, dans le futile espoir de capter l’attention. De fait, peu importait les médisances des domestiques, l’organisation interne du royaume ne bougea pas d’un millimètre, malgré l’indisposition du souverain.
Par la grâce de Dieu, en dépit des tourments royaux, une héritière à la couronne subsistait. Bien que femme, la présence de Sérina Vergon Viana, désormais fille unique, arrachait un pâle sourire au monarque en-deuillé. Un de ces isolés éclats qui se faisait si précieux ces jours-ci. Même des années après le trépas de ces deux fils, le cœur du roi, dur comme de la glace, ne fondait qu’en de subtiles occasions.
Du haut de ses quinze printemps, le sang dont on jugea la demoiselle, lui permettait de prétendre au statut du père. Bien qu’inaccoutumé à se prosterner devant une reine, force était de constater que le royaume de Sancris, devrait un jour à l’autre se plier à cette sommation.
Nonobstant le quotidien usuel d’une princesse de quinze ans, la jeune héritière devait ajouter à son ordre du jour, l’exercice de ses futures fonctions. En effet, la pénible défection de feu ses frères, lui incomba de supporter ce lourd fardeau à leur place. Ainsi, assumant la charge princière, elle s’essaya à la tenue des comptes royaux, à la stratégie militaire, aux sciences transverses, et à bien d’autres matières qui la laissèrent immanqua-blement fourbue.
« Ah si seulement Terli et Nomé étaient là, débrouillards comme ils étaient, ils auraient sus quoi faire à ma 52
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place. Marre de jouer la petite fille modèle sous la tutelle de ma mère qui n’arrête pas de m’étourdir avec ces protocoles et ces règles de bienséance à la noix. Ras le bol à la fin de me plier aux moindres de ces caprices… Fais pas ci… Fais pas ça… Fais ci… Fais ça… Rah !! Mais laissez-moi voler de mes propres ailes ! ».
C’était en maugréant, à demi affalée sur son lit que Sérina passa en revue les tâches harassantes charpentant sa journée. En dépit d’un flegme prononcé, elle s’inclina face à l’hégémonie de ses devoirs royaux.
« Allez un peu de nerfs Sérina, il faut que t’y ailles avant que maman ne tape du pied et ordonne à la Garde de t’y entraîner de force ». Tel un chat de gouttière surprit par la saisissante foudre, elle bondit prestement de son cocon douillet. Un regard réticent en arrière sur celui l’accueillant toujours avec une chaleur réconfortante lui tira une moue chagrinée.
« Toi au moins tu m’aimes bien on dirait… », songea-t-elle munie d’une fragile risette.
— C’est bon Mira tu peux vaquer à tes occupations, je me débrouillerai très bien toute seule pour le reste.
— M’enfin mademoiselle, vous n’y pensez tout de même pas ! Et qui s’occupera de vous tresses vos cheveux ? s’offusqua la dame de chambre.
— Mes cheveux ? Qu’ont-ils ? Ne sont-ils points à votre convenance Mira ? s’enquerra-t-elle dotée d’une chevelure toute dépareillée, digne de celle d’une sorcière des contes pour enfants.
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— Oh que non ! Il est hors de question que vous vous exhibiez à la Reine en pareille apparence ! s’emporta Mi-ra, scandalisée par l’outrecuidance de la princesse.
— Pour l’heure, vous ressemblez davantage à un de ces enfants des rues avec ces cheveux hirsutes. Jamais Madame votre mère ne consentirait à un tel écart de conduite. acheva-t-elle en se plaçant derrière Sérina.
Celle-ci, fataliste au possible consentit à subir son châtiment. Afin d’abréger ses souffrances, la domestique s’activa pour rendre la toilette aussi présentable que la convention l’exigeait. Une prouesse dans l’affaire de la princesse dont les mèches affichèrent quelques réticences à s’ordonner tel que l’on les força.
— La reine doit déjà être furieuse, il ne faudrait pas en plus que ça me retombe dessus… rognonna Mira.
Une poignée de minutes plus tard, voici la crinière de Sérina fin prête pour ces tracas du jour.
— Pfiou… J’ai terminé, vous pouvez désormais vous changer. Indiqua la femme de chambre.
— Merci Mira !
En un éclair, elle enfila la robe satinée déposée sur la traverse supérieure de la chaise située aux côtés de son fidèle pupitre en acajou où s’étalaient un ensemble de manuscrits finement ouvragés et aux titres légers. Pressée d’en finir avec ces bêtises de nobles, elle délaissa le reste des étapes de sa toilette. Si l’on devait une liste des mo-dules de sa toilette, celle-ci devrait pouvoir s’étendre du haut de sa tour jusqu’aux cryptes royales !
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— Mademoiselle ! Et votre diadème ?! s’égosilla Mira.
— Pas besoin ! gloussa Sérina en s’éclipsant hors de sa chambre.
« Mira est bien aimable… mais qu’est-ce qu’elle est collante ! Vivement que je devienne reine pour m’affranchir de toutes ces normes à la noix ».
*
* *
La chambre de la princesse, se trouvant dans l’aile est de la maisonnée, au sommet d’une des tours élancées du château. Pour rejoindre les quartier de sa mère, il lui fallait tout d’abord dévaler un escalier en colimaçon menant à un grand couloir. Puis, huit de marche à bon train (lorsque les nippes et atours l‘agréaient) pour le traverser de part en part et déboucher dans l’aile ouest du château.
Partie intégrante du flanc est, la bibliothèque royale, spécialement édifiée pour la fille du roi. Requête prenant racine dans le fait que Sérina savourait des après-midi lecture dans ce lieu isolé du temps. Rien de tel que le dé-cryptage d’histoires croustillantes pour filer l’horloge !
Lorsque son emploi du temps le permettait, elle passait le plus clair de son temps libre à compulser des ouvrages de son choix. C’est-à-dire, lorsque le palais n’était pas en proie aux festivités mondaines, ou que les leçons de ses précepteurs ne venaient ébranler son péché mignon.
Quant aux ailes sud et nord, ces dernières servaient d’autres intentions. La première concentrait les cuisines 55
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du château et les baraquements des soldats, en garnison au palais. Lubie du roi qui souhaitait disposer d’une force au plus près de ses appartements. La seconde, justement, hébergeait la couche du roi, fermant l’œil lorsque la culpabilité ne lui enjoignait pas de les rouvrir. Enfin, le centre du palais rassemblait des éléments nécessaires à la réception : salle de banquet, de bal, etc… Enfin, les entrailles du château, vieilles de plusieurs centaines d’années, abritaient de multiples et d’étendues galeries dont nul n’en connaissait l’entrée ou la sortie. Construits lors de l’édification de la forteresse, ces boyaux terreux desservaient à l’époque nombre des salles du palais. A présent, l’état même de ces tunnels était obscur.
Sur le chemin, elle s’arrêta à côté d’une fenêtre laissée entrouverte. Par cette délicate ouverture, une discrète vague chaude pénétrait l’enceinte du château. L’été qui battait son plein n’accordait aucun répit aux flancs du palais, et s’immisçait même dans ses moindres recoins.
Au travers de cette brèche, l’on entendait les cris des enfants de la cour, les halètements des soldats qui s’exerçaient jour et nuit en vue d’une percée des bastions aux frontières qui menaçaient de s’écrouler à tout instant, les jappements des chiens des dames, les piaillements des oiseaux cachés sous les grands saules projetant une ombre bienvenue. Couvert que ces dames saluèrent en offrant leurs commérages. Le bruit sourd de l’effervescence citadine agrémentait cette toile d’une profondeur surréaliste.
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De bavardes minutes s’égrenèrent, sans qu’un grain de sable dans une mécanique sensible ne perturba le voyage des engrenages.
Sur le point d’atteindre la destination finale de son excursion hors des murailles, la tirant de sa rêverie, une voix bourrue la héla.
— Mademoiselle ! L’on m’a sommé vous chercher.
Un homme, avoisinant la trentaine, au regard perçant et aux cheveux poivre et sel s’approcha de la princesse en petites foulées. Son ton sec, marqué au fer de péripéties guerrières, se teintait néanmoins d’une pointe d’affection pour son interlocutrice. L’on devinait une certaine chaleur malgré la disparité criante des statuts vêtus.
Spécificité peu commune puisqu’une bonne partie des soldats de la citadelle n’était en réalité que composée de mercenaires enrôlés spécialement en vue d’un assaut inopiné de la région. Ces personnages, appâtés par le gain et ainsi stipendiés, se fichaient pas mal de l’identité de la main tendue tant qu’elle se parait d’or.
— Bonjour Phile, comment vous portez-vous ? Et Annie ?
— Ma foi, fort bien, surtout depuis que nous avons emménagé dans les baraquements de la Garde royale à côté de l’écurie. Annie en est ravie et les enfants s’enchantent de leur proximité avec le salon des dames.
Sa Majesté est trop bonne de nous avoir accordé cet honneur.
— Vous m’en voyez fort aise Phile.
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Au château, certaines familles, exerçant depuis plusieurs générations, se voyaient conférés certains privilèges, hors de portée du commun. Leurs années de bons et loyaux services, lorsqu’édifiants, se muaient en traite-ments de faveur généreusement octroyés par la couronne.
Qu’importe l’origine du bougre, tant que leur conduite (honorables fait d’armes dans la plupart des cas) leur valait l’intime approbation de la royauté, leur destinée était assurée de la plus chatoyante des félicités !
Pareil régime fut alloué à Phile et à sa compagne Annie, lavandière au palais. Lors d’une excursion en terres inexplorées, par un singulier coup du sort, la vie du souverain fut préservée par la vaillance chevaleresque d’un simple soldat, Phile Cara. En hommage à cette bravoure, le roi, reconnaissant, l’adouba chevalier d’honneur et lui conféra le titre de « chef de la Garde ». Titre noble qui lui permit de prétendre à une vie bien au-delà de ses moyens de jadis.
Le jour où le ménage reçut la lettre d’admission officielle, signée de la main du monarque, dans les quartiers réservés aux membres privilégiés, l’effusion de joie fut sans précédent. La liesse fut telle que son expression paru confuse. Les adultes se confondirent en maints remerciements et versèrent quelques chaudes larmes. Les enfants du couple, plus tendres et moins matures, ne réa-lisèrent point la portée de la missive confiée. Désarçonnés, ils adoptèrent simplement la posture de leurs aînés et se mirent eux aussi à larmoyer, mais dans un tout autre registre.
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Par la grâce de cette aubaine, leurs rejetons, Téa et Mino, reçurent dès lors une éducation bien supérieure à la masse. Ceux-ci purent désormais s’adonner pleinement à la culture de l’esprit plutôt qu’à celle du champ, où ils assistèrent durant un temps leurs parents dans la conquête de viris annexes.
En outre, la personnalité joviale et gauche de Phile comblait la princesse qui repérait en cet homme une nature en laquelle elle pouvait avoir toute confiance. Avec lui, sa sécurité était assurée et sa droiture d’esprit lui procurait une franchise certaine. Détail que peu au palais semblait accorder de prestige. De fait, Sérina, grandit aux côtés de cet homme sincère, bercé par ses récits roma-nesques.
— Hâtons-nous, ils se languissent de votre présence.
— « Ils », ne suis-je pas supposée déjeuner avec ma mère ?
Embarrassé, Phile ne sut comment aborder le sujet.
— Initialement si… mais l’arrivée soudaine d’un pli força le roi à prendre congé de ses affaires et à se rendre sur-le-champ dans la salle à manger de l’aile ouest, sous ordre de Madame. Il me semble qu’un bien curieux gra-buge cerner la résidence princesse.
— Un pli vous dites ? De quelle genre ? s’émoustilla Sérina qui raffolait de ces mystères dont elle affectionnait la teneur sibylline.
Peiné, le garde ne sut donner la réplique tant briguée.
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— Je ne sais… Je ne suis qu’un simple garde après tout. Nul n’a jugé bon de m’en partager l’ombre ou la couleur. Avoua-t-il d’un air dépité.
— Allons, voyons Phile reprenez-vous bon sang ! Une vilaine missive n’aurait quand même pas raison de vous ?
Vous, le célèbre chef de la Garde, craint par tous, et bienfaiteur du roi en personne ! déblatéra Sérina, plus espiègle que jamais.
— Vous avez raison, je… je… Pardonnez-moi. Bafouilla le chef de la Garde cramoisi. Honteux de se faire réprimander de la sorte par une enfant qui devait à peine être plus âgée que sa propre fille, Phile baissa sa tête et la rentra dans ses épaules.
S’étant suffisamment défoulé envers ce pauvre Phile, une fois sa morosité matinale effacée, Sérina se sentit un peu coupable. Elle lui tapota discrètement le dos pour s’excuser. Geste qui ne fit qu’exacerber l’abattement du soldat. Non seulement on le mit au pas, mais en plus il fallut le consoler.
En défilant à travers les sublimes allées du château, les courbettes des domestiques au passage de la jeune princesse s’enchaînèrent dans un flot ininterrompu. Les regards envieux lancés ne purent contenir toute la défé-rence qu’ils exprimaient à l’égard de celle qui sera sans nul doute leur future reine.
— Bien le bonjour princesse.
— Salutations mademoiselle.
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— Bonjour votre Altesse.
— …
D’un coup de la main, elle salua chacune de ses démonstrations. Encore préoccupée par l’étonnant contenu de ce pli venu tout droit de l’inconnu, elle fila de sa contenance altière. Ses nattes entremêlées la décorèrent d’une superbe sacrée. Inconsciente de la féerie qui s’installait dans le creux de ses futurs sujets, Sérina s’interrogeait. « Qui donc peut avoir l’autorité nécessaire pour forcer mon père à aller s’enquérir de l’avis de mère, alors même que ces deux là s’entendent comme chien et chat depuis quelque temps ? Qui donc aurait l’audace de se targuer de pareil exploit ? Un roi voisin nous déclarant lui aussi la guerre ? Ou alors… un complot se trame au château ? Bref… qu’importe nous verrons bien ».
En bout de course, ils débouchèrent sur une place centrale où figuraient une tripotée de statues à l’effigie des membres éminents de la famille royale. Une armée de visages gravés dans la pierre, honorèrent leur visite opportune. L’arrière-grand-père du monarque actuel avait émis le souhait de figer dans le marbre la physionomie ainsi que le chic des membres racés de la maisonnée. Naturellement, sa figure précédait celle de sa progéniture et ses affiliations. Fatalement, dans ce lot à l’estime de l’assoupi, s’esquissait l’allure des deux frères de Sérina, tous deux victimes des affres de la guerre.
« Mère refuse obstinément de s’en séparer… et comment… ». S’immobilisant quelques instants, elle se 61
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recueillit devant les stèles de marbre. D’apparences similaires, deux têtes fièrement dressées, marquées par les traits d’une insouciante jeunesse, et l’épée arrachée du fourreau, se présentèrent. Chevauchant leur fidèle destrier, les deux frères avaient indubitablement fière allure.
« Bonjour, Terli. Bonjour Nomé. Comment vous portez-vous aujourd’hui ? ». Le silence plus qu’éloquent renvoyé ne fit qu’accentuer la froideur du marbre qui les composait. Bien entendu, Sérina n’y vit d’offense. Elle s’inclina prestement afin de rendre hommage à l’ultime sacrifice commis par ceux dont elle pleurait le départ précipité. Chaque fois que les circonstances le consentaient, elle se prêtait à ce rituel, si cher à ses yeux, surtout depuis que l’incertitude d’un lendemain planait au-dessus de Sancris.
« Chers Frères, je vous en sais gré pour l’héroïsme dont vous fîtes preuve… La nation bénis chacun des jours en sécurité que nous écoulons grâce à…». Encore une fois, elle ne trouva la force d’âme pour achever sa prière.
Toutefois, il parut qu’à cet instant les yeux vides des deux sculptures reflétèrent une once de vaillance et de fermeté propre au soldat qui renonçait même à la tiédeur de sa femme pour embrasser celle du feu des batailles.
De cette scène, Sérina n’en vit rien, trop absorbée par le trouble qui l’étreignait. Plongée dans l’abîme du regret, elle souhaitait par-dessus tout revoir une ultime fois le sourire imbécile de ses frères, celui même qu’il portait lorsqu’elle les vit quitter le palais pour la dernière fois. Du haut des remparts, elle s’était soumise à ce spec-62
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tacle grisant, celui que de surprendre un départ en grande pompe de l’armée. Qu’elle regrettait aujourd’hui avoir éprouvé pareille vertige…
Craignant que sa tête ne finisse au bout d’une corde d’ici la fin de la journée, si par déveine ses supérieurs venaient à lui reprocher sa mollesse, Phile la tira une nouvelle fois de sa rêverie.
— Mademoiselle, il est temps d’y aller. Tout comme moi, vous savez comment peut être votre mère lorsque sa ronde de cent pas se prolonge plus qu’elle ne le devrait.
A contrecœur, elle s’extirpa de sa contemplation.
— Oui, oui, j’arrive Phile...
*
* *
Une poignée d’enjambées plus tard, les voici dans la fameuse salle à manger de l’aile ouest. Le roi, un homme d’âge mûr, aux épais sourcils et à la barbe grisonnante se tenait contre une alcôve, une coupe à la main. Un mélange d’excitation et de désarroi couvrait son visage que les années de trône n’avaient pas épargnés. De profondes cernes ainsi que de larges rides, creusées par l’épreuve du temps venaient perturber la juvénilité de son profil.
Attablée, sa compagne, la tête entre les mains, s’isolait de la présence de son mari qui l’horripilait. Les cheveux clairs tirés en arrière, cette femme dans les bal-butiements de sa quarantaine, conservait encore une ingénuité remarquable malgré son âge. Transparaissait au 63
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travers de sa posture une élégance digne de son sang que nul ne pouvait décemment lui retirer.
Se morfondant dans d’obscures pensées, ses yeux noisette s’illuminèrent faiblement lorsqu’elle aperçut du coin de l’œil sa fille s’engager dans la pièce.
— Ah te voilà enfin ! Où diable étais-tu passée ? Il faudrait que tu cesses de veiller aussi tard Mira. On m’a rapporté que tu étais encore levée bien après le coucher du soleil. La morigéna rudement la reine.
« Raah quelle commère cette Mira ! » pesta intérieure-ment une Sérina irrité
— Je ne fais que m’instruire mère et il me peine que l’on me reproche cet acte d’érudition.
— Fadaises ! Ta servante m’a communiqué le genre de tes lectures « d’érudition ». Crois-moi, te noyer la cervelle de ces âneries ne fera que t’embrumer l’esprit et t’ écartera du chemin vertueux de la dame de la cour. La princesse aux milles visages ou encore l’antre du dragon, penses-tu raisonnablement que ces écrits sont tirés des fruits d’un clerc instruit ? Je conçois plutôt qu’elles pro-viennent d’une conscience abâtardie par la déréliction !
s’emporta la reine désormais furieuse.
— Mère ! s’insurgea l’adolescente tout en maudissant la fichue gouvernante pour sa langue bien trop pendue.
Excédé devant la puérilité des femmes de l’assemblée, le roi s’interposa.
— Il suffit ! Sérina, cesse de te chamailler avec ta mère et témoigne-lui un peu plus de respect.
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— Oui oui. Répondit-elle d’un air renfrogné.
S’assurant que son éclat de voix remit un peu d’ordre dans une pièce aux proies du tumulte il y a peu, le roi commença son discours.
— Bien, je suis conscient que ma présence n’était pas au programme et que celle-ci vous pèse.
Il jeta un regard en coin à sa femme qui se situait de l’autre côté de la table et qui mettait un point d’honneur à ne pas croiser son regard.
— Toutefois, de récents événements me forcèrent à pénétrer ce lieu et à mettre au parfum ses occupants et…
renchérit le roi que la reine interrompit sèchement.
— Julius ! Viens-en au fait !
Soupirant, il s’exécuta.
— Heum… heum… Le royaume de Millu au sud m’a fait part de la missive suivante.
Il sortit alors de son épais manteau d’hermine un coffret contenant ledit billet. Procédant avec nonchalance, il en sortit le pli qu’il posa au centre de la grande table ovale. Dans la foulée, il se retira et se délecta du divertissement graciée par ses dames. Leur curiosité piquée, mère et fille se jetèrent sur l’offrande ainsi disposée.
Ces yeux munificents, d’ordinaires bienséants et chargés de la plus noble des attentions, exhalèrent une avidité telle, qu’elle renversait la conception qu’autrui se faisait d’une âme de cette trempe. Assoiffées de savoir, les deux femmes, sans retenue, s’empressèrent de s’imprégner du contenu de la lettre.
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Royaume de Sancris, salutations.
Avant toute chose, sachez que je déplore intensément le trépas on ne peut plus tragique d’une paire d’héritiers prometteurs dans ce conflit que je juge en cette ère insensé. Vous trouverez dans cette lettre mes plus honnêtes condoléances.
Daignez gracier mon cruel manque de cérémonie et permettez-moi de m’exprimer sans ambages. Vous conviendrez que pareille époque ne sied guère aux égards de civilité. L’âpre guerre menée depuis toutes ces années entérine l’affection que se portent nos peuples respectifs ainsi que la perspective d’une coalition future. Il me peinerait fortement de ne plus vous compter comme un égal de marque.
Je suis convaincu que nous tous sommes conscients de l’intérêt di-plomatique et stratégique d’une alliance des deux camps. C’est pourquoi je m’engage à entamer la marche de la rédemption. Tout comme vous, je ne dispose que d’un unique héritier à la couronne. Mon fils, Albert, a déjà fait ses preuves, bien que je le désole en vous écrivant, dans l’art de la lutte armée. Je suis assuré que les qualités dont il dispose sauront satisfaire pleinement votre successeur, dont le charme et l’esthétique parviennent jusqu’à mes murailles.
Que diriez-vous d’une union de nos deux nations dans de brefs délais afin de mettre un terme à cette querelle acharnée ?
En escomptant que vous répondrez favorablement à ce pli.
Mes vœux les plus justes.
Tom Mera, monarque du royaume de Millu 66
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— Père ! Tout de même, vous n’oseriez pas… ?! détonna Sérina, qui étudiait avec épouvante la mine sérieuse du roi. Celle qu’il portait habituellement avant d’arrêter définitivement son avis sur un sujet houleux.
Inquiète au possible, la princesse appréhendait la répartie de son paternel.
— Je… le roi se massa pesamment les tempes.
— Je… l’idée me déplaît fortement… mais…, tu comprends, il en va de la sûreté du royaume et de sa pérennité ma fille. Nous sommes empêtrés dans cette insupportable guerre depuis bien trop longtemps. Nos soldats, le peu qu’il en reste à vrai dire, sont éreintés et ne soupirent qu’à une chose… la fin de cette maudite querelle, tu saisis ?! tonna le roi d’une humeur irascible.
Presque hystérique, ce dernier assena un à un ses argu-ments concoctés en amont à sa fille, elle venue désarmée.
— De surcroît, l’hiver qui s’offrira à nous s’annoncera particulièrement rude. Nos récoltes des saisons passées furent catastrophiques et je ne sais comment mon peuple subviendra à ses besoins. Malgré le travail acharné de nos serfs, les moissons ne fournirent que de bien maigres denrées, à peine de quoi tenir jusqu’aux portes de la saison de givre. La famine est proche…je le pressens. Conclus le monarque, harassé par ses nuits blanches à répétitions.
Avec raison, le souverain priait le ciel jour et nuit pour que cette période bien sombre de l’histoire de Sancris achève son règne et que lui succède une longue ère de paix et de félicité pour ces habitants qui méritaient 67
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bien un instant de répit des suites de ces tragédies à répétition. Ces pauvres hères subissaient depuis déjà bien trop longtemps les tourments du champ d’honneur et l’angoisse qui étreignant les cœurs meurtris des femmes point encore veuves.
— Quand bien même tu accéderas au trône, je refuse catégoriquement de te le céder sous pareils troubles. A quoi bon engager la régence une épée à la ceinture ? Ou pire, sous la gorge ?!
— Enfin, père, il est ici question de mariage dans ce pli, point de guerre !
— Ma fille… Ma tendre fille… Cette union entre nos royaumes symboliserait avec certitude l’épilogue de cette affreuse passe, et l’avènement d’une saison et de celles à venir prospère ! La populace que compte notre fière contrée embrassera avec euphorie la destinée ainsi amenée !
Elle qui s’évertue chaque jour à se montrer digne de la couronne qu’elle sert ardemment, voici-là l’occasion rê-vée de lui restituer une fraction de sa générosité ! Sache, pour ta gouverne, que je ne désire la priver d’un avenir riant par mon puéril plaisir égoïste. termina le roi Julius qui sur ces paroles, paracheva son inventaire des
« bonnes raisons de céder son petit ange à autrui ».
— Plaisir égoïste ? Quel plaisir égoïste ? Celui d’assurer… ou du moins de s’efforcer de répondre de manière convenable aux attentes de votre sang ? fulmina une Sérina bien remontée.
Courroucée par l’attitude nonchalante, voire dédaigneuse de son propre père, l’adolescente décida de contrattaquer.
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De fait, elle continua son réquisitoire sans lui laisser le temps de riposter.
— Suis-je donc vouée à m’unir avec ce… Albert de Millu dont le nom ne m’est communiqué qu’au travers de ce morceau de papier ? Qu’en est-il de nos mœurs où le parti opposé se courbe en bonne et due forme à l’étiquette de nos coutumes ?
— Il suffit Sérina ! Ma décision est prise… je répon-drais de manière positive à sa requête que cela t’incommode ou non. Néanmoins, je solliciterai son indulgence pour retarder ces « brefs délais ». Ce n’est pas demain la veille que l’on ordonnera ma fille de la sorte, et ce sous mon propre toit ! Lorsque tu atteindras ta majorité, dans près de deux ans, ta main sera sienne ! tonna-t-il catégoriquement en insistant spécifiquement sur chaque syllabe de « sienne ».
— Mère… ! Soutenez-moi voyons ! Vous savez parfaitement ce que sont des épousailles de diplomates, vous-même y avez réchappées ! s’époumona Sérina tout en réprimant les quelques sanglots qui s’étouffèrent dans sa gorge.
Avec cette impression que le ciel allait s’effondrer sur sa tête, l’adolescente, en proie à d’âpres vertiges, ne sut comment étancher son angoisse et chercha désespérément un appui chez sa mère qui restait obstinément de marbre malgré le désespoir témoigné par sa propre chair.
En effet, depuis les débuts de l’échange entre le père et la fille, la reine, pourtant d’ordinaire vivace ne pipait mot. Tout comme l’assiette qui lui faisait face, ses yeux 69
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trahissaient un vide abyssal tel que l’on n’y apercevait point le fond. Absorbée dans cette déconcertante contemplation, Lara Viana s’était tout bonnement coupée du reste de la tablée et dédiait sa pleine attention à un simple objet inanimé. Un air mélancolique, flottait sur son visage depuis la mention du « mariage arrangé ». Comme si pei-née de l’évocation de pareille union, son attitude reflétait un navrement sans doute tiré du terne réveil de souvenirs profondément enfouis et trop longtemps oubliés.
Posément, elle se tourna vers sa fille et l’interrogea.
— Tu as entendu ton père non ?
— Mais…
— Il n’est de « mais ». Des dires contés, le jeune Albert de Kiel est un jeune ladre tout à fait exquis. Déclama la reine platement, toujours équipée de ce même regard distrait.
C’est à cet instant précis que Sérina compris. Toute cette mise en scène de déjeuner matinal en tête-à-tête avec la reine n’était qu’une vaste fumisterie. Il n’y aurait aucunement d’entrevue mère-fille aussi curieuse soit-elle, pas de petits fours confectionnés des mains des talentueux pâtissiers de la maisonnée, rien. Seulement une annonce qui laisserait n’importe qui outré et démuni. Destituée de son plein gré, l’adolescente en quête de renfort, ne savait de quelle manière saluer cette largesse empoisonnée.
« Rien de tout ceci n’est réel. Je vais soudainement me réveiller de ce malheureux cauchemar et tout rede-viendra comme avant. Finies ces inepties de mariage ar-70
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rangé, finies ces nigauderies d’union de deux nations. Et oh vous autres je n’ai que 15 ans tout de même ! Et puis quoi encore ? Manquerait plus qu’un dragon se pointe au palais et là, on toucherait le pactole !
Bouillonnante de rage, elle ravalait avec peine sa furie qui la menaçait de commettre des actes qu’elle re-gretterait par la suite. Ses yeux, jadis céruléens, se parè-rent d’ombrageuses nuances, pareilles aux nuages d’orages. Jetant une volée d’éclairs, son regard courroucée bravait quiconque osait l’offenser.
Nullement au fait des états d’âme de sa fille, aveu-glément, le monarque enfonça davantage le clou de son supplice en lui intimant de songer consciencieusement aux préparatifs de ses futures noces. L’âpre existence de l’offense délivrée par ses géniteurs lui laissa un désa-gréable arrière-goût métallique en bouche.
Furibonde et estomaquée de l’impudence de son paternel, elle lui rétorqua hargneusement.
— Mais je ne sais pas même qui est votre prodigieux et tant inoubliable Albert de Fichu !!
— De Millu ma chérie, de Millu. La corrigea son père.
— On s’en fiche ! jura-t-elle à bout de nerfs.
Sur ces belles paroles elle s’en alla en mettant un point d’honneur à claquer la grande porte aussi puis-samment que sa vigueur le permettait.
— Et bien… je trouve que nous ne nous en sommes pas trop mal sortis… acheva le roi en glissant un clin d’œil à sa femme qui le dévisageait placidement.
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