Soledades by Patrick Durantou - HTML preview

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II. SOLEDADES, GALERIAS Y OTROS POEMAS

 

A.

§ 1. Le volume Soledades – comme l’affirma son auteur quelques années plus tard – qui ne constitue avec Galerías y otros poemas, qu’un seul et même livre, révéla un poète cédant à la tradition poétique de son pays et féru de modernisme littéraire.

Sans risque de sombrer au « jeu » des étiquettes littéraires en éludant une véritable poétique, il semble, en effet, que la poésie de Machado, soit de prime abord, comme l’affirme Guillermo de Torre{1}, une « poésie d’expression cristalline, de structure classique ». La transparence de la langue machadienne, sa limpidité, sa clarté, sont loin de tout hermétisme, d’afféteries ou de priorités littéraires, mais procèdent de ce vers quoi Machado nomme, la sensation, nûment exprimée, plutôt que de la beauté phonique, de la couleur du mot. Transparence, cristalline, simplicité du langage vers une eurythmie où la sensation mène le lecteur dans les « galeries » de l’âme machadienne, au seuil de la carrière d’écrivain et du professeur de Soria. Cependant, si la « structure est classique », selon J. Luis Carro{2} presque à l’opposé, Machado est à sa manière un romantique refoulé (« contenido »). Ce que Ramón de Zubiría désigne par « la grande bataille », concerne la pureté d’appartenance de Machado à la génération de 98. L’examen approfondi de l’ensemble des exégèses jusqu’à nos jours, s’oriente autour de l’influence de R. Darío. L’influence du nicaraguayen pour les uns est primordiale, très approximative pour les autres. L’enjeu est celui du rôle du modernisme face au noventaiochistas. Pedro Salinas voit dans la poésie de notre auteur, des « accents modernistes dans une certaine mesure », sans pour cela considérer Machado comme un poète typique de 98.

§ 2. Pour Gabriel Pradal Rodríguez{3}, l’influence de Rubén Darío est prépondérante en allant plus loin et en affirmant que chez A. Machado, se fondent les deux courants du modernisme formel représenté par R. Darío et celui de la génération idéologique de M. de Unamuno. Cette conviction est présente aussi chez J. Ortega y Gasset et J.R. Jiménez. Ce dernier vit, dans la poésie de Machado, le fruit de « l’union magique » de Darío et Unamuno. L’influence de Rubén Darío est indiscutable, quoi qu’il en fut réellement dans l’inspiration du poète sévillan. Elle nous paraît – et nous demeurerons sur l’opinion de Juan Ramón – formelle, dans les rythmes, les métaphores, le matériau poétique de l’auteur indien. Sa poésie a fait école en Espagne au début du siècle, durant des années où sa nouveauté de maîtrise du verbe atteignit beaucoup d’auteurs. Les classifications littéraires relatives et ponctuelles de la critique sont capricieuses comme l’énonce Dámaso Alonso{4} qui fit l’inventaire des courants, des touches de la poésie machadienne émise dans les diverses recensions : symbolisme, impressionnisme, gongorisme, « japones » et même avant-gardisme. Le modernisme est indubitablement la voie essentielle, comme le confirmera l’auteur en 1931 dans Poétique, l’influence majeure de sa poésie de jeunesse et déterminante chez M. de Unamuno. C’est ainsi que nous rejetons la plupart des qualificatifs de classicisme énoncés précédemment, ainsi que les interprétations partielles de l’œuvre qui, si elles s’avèrent véridiques, selon les catégories formelles des poésies, n’obéissent nullement à l’élan machadien des années 1899-1907 et à l’esthétique machadienne dans son unité. Comme le souligne justement R. de Zubiría{5}, Machado fut, sans qu’il n’y ait contradiction, traditionaliste et homme de son époque.

À l’aube d’un siècle activiste au plan poétique, Machado se dissocia néanmoins des écoles. Ainsi qu’il l’affirma dans le prologue à la deuxième édition de Solitudes, Galeries et autres poèmes, datée du 12 avril 1919, sa sophistique d’alors était, à l’image de Whitman, le chant de soi-même, ou « l’humeur de sa race ». Cette révélation de la saveur d’un intimisme original et novateur n’entre nullement en opposition avec le poète de Campos de Castilla et des poésies de la guerre. La propension machadienne du début du siècle est à distinguer ponctuellement de celle de ce qu’il nomme le classicisme antérieur. Cette ferveur momentanée d’une expression subjectiviste propre aux écrits des jeunes auteurs, d’une énergie épistolaire et poétique presque excessive, trouva donc une écoute favorable en réaction au « culte sans foi des vieux dieux », de la « bourgeoisie épuisée ». La poésie ne répond plus qu’aux variations du sentiment du poète, poésie ondulatoire en consonance avec les moyens utilisés par le poète. L’exemple de W. Whitman{6}, cité précédemment, en rapport à Soledades galerías est pertinent. Le poète lyrique de Song of myself anticipa les élans subjectivistes d’une poésie à la première personne de la sensation éprouvée qu’adopte Machado : le monologue intime permet d’apercevoir les universels du sentiment.

§ 3. La musique de Soledades, Galerías est une musique en concomitance triste et fervente d’espoir. Dans ces poèmes, le poète nous livre un chant qui cristallise mélancolie, parfois nostalgie qui est celle de l’enfance comme dans « Recuerdo Infantil », et monotonie mais aussi alacrité, gaieté des rêveries du promeneur au printemps. Le poète nous propose semble-t-il, un cheminement dans la campagne d’Espagne, plus exactement proche de Soria, un cheminement d’émotions où le paysage, les détails de la nature, l’instant du jour, le moment des saisons, sont le reflet de l’âme. C’est ainsi que rues, ruelles, chemins, sentiers, sont les pas solitaires du poète qui trace en tant que révélateur, conscience ou prospecteur, dans une quête de l’autre, les linéaments des voies. Soledades est constitué en grande partie de poèmes annonçant le printemps. Le mois chanté est celui d’avril que Machado désigne souvent (cf. notamment, « Fantasía de una noche de Abril ») qui est période de renaissance, d’éclosion, de jaillissement. Moment ambivalent et critique de joie et de douleur ; comme l’âme du poète, il s’étire sous un arc-en-ciel d’après pluie printanière entre le souvenir du passé et l’espoir dans une tension que fixe le témoin et acteur poète. Dans ce flux temporel, le thème héraclitéen du temps qui fuit symbolisé par l’eau, est omniprésent. Le fleuve est le Douro (« El Duero ») qui baigne la sierra andalouse (« Orillas del Duero »), qui coule « lisse, muet, doucement ». Le fleuve dans la « pauvre terre » de Soria est avant tout, apport de vie, de croissance, florescence possible et miraculeuse qui fait clamer le poète d’une « ¿ mística primavera ? » devant la beauté nouvelle de l’éclosion naturelle.

§ 4. Sous un autre aspect, l’eau du fleuve est fuite, écoulement, devenir toujours autre d’un cheminement. Le constat du poète est désenchanté, mélancolique, il nous dit{7} :

« Apenas desamarrada

la pobre barca, viajero, del árbol de la ribera,

se canta : no somos nada.

Donde acaba el pobre río la immensa mar nos espera. »

Dans ce poème d’où est extrait ce quatrain, l’humeur du poète est hissée par cette pensée, malgré l’harmonie totale d’un soir d’été, que cette eau qui s’écoule sous les arches d’un pont, est son âme. Nous sentons ici la fragilité du poète, plus, une sorte de doute acataleptique au sein même d’une Nature accueillante, d’un paysage harmonieux, dans un instant en apparence calme et serein. La vue d’une eau qui se vide sous un pont pousse notre poète vers une méditation de caractère eschatologique, interrogations téléologiques persistantes qui hissent la poésie machadienne à un niveau qui atteste déjà en des poèmes inauguraux de la propension philosophico-poétique de ceux de la maturité. L’allégorie du fleuve qui coule, outre l’aspect premier explicité précédemment, presque « utilitaire », perçu par le poète, n’est pas certes originale dans l’histoire de l’expression philosophique et poétique, mais revêt chez Machado une sensibilité exacerbée renforcée par son caractère quasi-obessionnel, exprimé sous forme de leitmotive dans nombre de poèmes de Soledades, Galerías y otros poemas.

§ 5. La mélancolie frappe le poète au creux même d’un « bel après-midi » ; après tout se transforme et semble murmurer une angoisse de vivre, une terrible interrogation sans cesse répétée, jusqu’à la fin, que Machado identifie souvent à la mer comme nous en rendrons compte plus loin. L’assimilation machadienne du devenir à ce qu’il en est d’être, dans les moments du pessimisme de notre poète, a – mutatis mutandis – relativisé sa conception de l’existence, comme ici, à un non-être, par le flux temporel et la contingence de la vie humaine. Soledades est le livre comme aimait à le rappeler J.R. Jiménez{8} des solitudes, « livre d’avril, plein de musique, de fontaines et d’arômes de lys ». C’est aussi un livre où l’on retrouve la mélancolie des coplas de Don Jorge Manrique et le beau rythme des romances de Góngora. Pour ce qu’il en est de Don Jorge Manrique, Machado emprunte trois vers dont la poésie LVIII est la glose au célèbre auteur de coplas du XVe siècle dont s’inspire fortement la douceur de ses complaintes. « La mer du mourir » de Manrique hante notre poète dans les solitudes spirituelles de Soria et celle cruelle d’après la disparition de Leonor. Mais l’eau est dans Soledades – tout aussi mystérieuse – celle des fontaines des jardins et de musiques délicieuses. L’eau est énigmatique comme fluctuation, devenir, mais aussi élément sonore, mouvement, assimilés tantôt à un sanglot, tantôt à un chant, celui même du poète. C’est ainsi qu’il est question de « strophe d’eau », « d’un chant aussi pur que l’eau limpide ». La musique de l’eau et la lyre du poète semblent, ici, incantatoires.

§ 6. Dans Soledades, la ligne poétique est réduite à un minimum, son expression est élémentaire, « poésie pure », nous dirions comme l’affirme José María Valverde{9}, « sans idée, ni description, sans développement du raisonnement, avec un minimum « d’arguments » ». En définitive, Machado tisse son mode d’expression jusqu’à la limite du possible d’un intimisme pur et vers une prise de conscience de l’impossibilité de la « sincérité » vers laquelle il aspire et si chère au romantisme. Cette prise de conscience relativement précoce ne sera pas, comme nous l’étudierons, qu’un constat d’échec radical mais sera suivie de ce que le penseur poète tirera en conséquences positives sans sombrer dans un silence transitoire. Ce que J.M. Valverde désigne par la « crise de la sincérité » {10}, apparaît notamment dans le poème « ¡ Oh ! dime, noche amiga, amada vieja… » {11} Ce poème consiste en un dialogue entre le poète et la nuit ou plus exactement, entre le moi du poète et son alter devenu un ego supérieur – la nuit – dans une structure dramatique où la duplicité du poète, sa conscience et son reflet qui pourrait être réponse divine en lui-même, offrent un jeu de renvoi. La dyade impossible entre la conscience du poète et le lieu de ses songes et le doute-même de l’amie de la nuit qui ne sait si la voix onirique du poète est la sienne ou celle d’un « histrion grotesque ». La révélation de la nuit, dans cette véritable « antinomie » entre les désiderata (le « psaume ») de l’âme et son caractère « apodictique » demeurera finalement à travers l’ultime réponse de la nuit qui dit au poète :

« Para escuchar tu queja de tus labios,

yo te busqué en tu sueño,

y allá te vi vagando en un borroso

laberinto de espejos. »

§ 7. Le moi en définitive, demeure étranger à lui-même, aussi profondément qu’il scrute. Le moi apparaît à Machado multiple et inconnu malgré l’introspection tant sur le plan spirituel que physique. De cette révélation abyssale, il convient d’inférer partiellement ce que, comme le rappelle justement J.M. Valverde{12}, Machado ne prononce pas directement mais qui est implicite dans ce poème et le sera essentiellement dans l’œuvre postérieure, l’importance du langage. Selon J.M. Valverde, pour utiliser une terminologie empruntée à la linguistique que n’utilise pas Machado : « nous ne sommes seulement par le langage et le langage est, avant tout, dialogue, dualité et même multiplicité et communauté »{13}. Dans ce que nombre d’essayistes désignent cette période subjectiviste écourtée par une crise de la sincérité apparaît réellement dans son contexte, aux balbutiements du siècle, comme celle d’une génération. Il appert qu’il ne s’agit nullement d’un « procès » de l’intériorité, mais d’une crise du dogme romantique de la vérité personnelle. Le romantisme admettait la vérité morale et intellectuelle en chacun et imprégna profondément les masses. Ce souci de l’authenticité et de la sincérité s’avère en cette période non encore dépassée par Machado, mais heurtée à la possibilité même de l’adéquation du moi dédoublé. Il nous apparaît ici que notre penseur poète prenne conscience de la césure – nous dirions – le « décalage », l’écart entre le moi-même et son expression : écart temporel (nous examinerons avec le plus de précision cette dimension fondamentale de la pensée machadienne) et écart égotique du moi dédoublé.