Mienne: roman by Thierry Sandre - HTML preview

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Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu, jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second, de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux cœurs—expression commode—battaient ensemble? Un amant peut-il savourer satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir, dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela, comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur?

Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que l’indispensable.

C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux êtres qui s’aiment ignorent d’instinct le vice. Mais, par un retour de paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que quiconque.

Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation. J’avais toujours résisté.

Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris, m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit, elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie.

—Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute.

—Dispute?

—A cause des petits. Le cadet est malade.

—Mais alors...

—Rien de grave, rassure-toi.

Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle ne s’en offensait pas.

—Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini.

Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque.

—Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas dresser dans le parc d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans le seul vestige de ton amour.

—As-tu l’intention de me chasser?

—Tu t’en iras.

J’ouvrais la bouche.

—Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en iras, tu m’abandonneras.

—Mienne...

—Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes.

—Parle, Mienne, je suis prêt.

—Jure d’abord que tu ne me refuseras pas.

—Parle, Mienne, je ne refuserai pas.

—Eh bien, je veux...

Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta, prompte:

—Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu ne pourras pas m’enlever.

—Mienne! Mienne!

—Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux?

J’abrège.

—Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à vouloir, et je veux qu’elle te ressemble.

—Mienne...

—Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée!

—Mienne...

—Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle enfin.

Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le connaîtrai jamais.

–––––––––––––––

INSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre? Vais-je déchirer tous mes feuillets?

Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de bonheur. Mais voilà du rêve.

On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien, n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs? Elle fut parfaite, je l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point. Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu davantage la croire mienne.

Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons.

Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir.

Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi qui me tiendrait lieu d’atelier.

Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure; que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans quelques appréhensions de paraître suspect, par exemple, et de tout compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité. Mais n’insistons pas.

Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge inattaquable.

Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref, tous les droits.

—Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie, et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville.

Et elle riait, en me menaçant du doigt.

Elle ajouta:

—D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte. On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal, cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls, et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur, mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup.

Puis, ardente:

—Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit, toute une nuit?

Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la séparation.

—Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour longtemps.

—Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore.

—Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du bonheur.

—Tu crois que nous en abusons?

—Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit l’effarouche.

—Peux-tu dire que tu m’aimes?

—C’est autre chose, fis-je.

—Ah! fit-elle, c’est la même chose.

Elle me quitta sur ces mots.

Trois jours plus tard, je partis pour Argenton.

Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin vers moi. M’attendait-elle dehors?

—Les convenances, me dis-je.

Mais mon amie n’était pas encore arrivée.

—Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose pas se prononcer sur l’état du petit.

—Est-ce plus grave? demandai-je.

—Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce qu’il l’entoure de compliments et de galanteries.

Il m’entraînait hors de la gare.

—Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste, j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage.

Et il me tendit une enveloppe.

En même temps, il ajoutait:

—Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages.

Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma lettre entre les doigts.

Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère, qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût été là. Des nouvelles suivraient bientôt.

Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé.

—C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de votre domaine.

Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître.

Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à grimper. Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et frais.

Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite.

—La Creuse, dit-il. Nous approchons.

Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus l’impression que j’allais à une catastrophe.

La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers la rivière.

—Le domaine en question.

Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse.

La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler, faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention, tout taché de buissons d’œillets et de roses.

Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère, avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances.

—Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer plus tôt de mon encombrante personne.

Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde, et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur. Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le premier témoin.

Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel point mon amour malheureux m’avait rendu sensible?

Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà dénoncé la fâcheuse influence.

Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir à causer avec lui. Il en parut flatté.

—Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais...

—Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je.

Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte pleine de vers.

Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île.

—Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse.

La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme. Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson, une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie. J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient.

Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue à hauteur de l’attache.

—C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier rafistolera cela.

J’étais néanmoins penaud.

—Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde!

Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus riches en faisans de la contrée.

Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux excellents amis.

–––––––––––––––

ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos personnages. Vos récits objectifs,—est-ce bien ainsi que vous appelez vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire personnelle en la bourrant de je et de moi?—ils me confondent surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule, si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de sa vie. Vos récits à la première personne m’émeuvent davantage; j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée. Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il songeait à...; il se disait...»

Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela, et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer.

Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres, que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si complexes, est trop incertaine. Mais quoi? Si ma modeste expérience me convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux, dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi décevante?

Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse!

Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton, j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes appréhensions.

Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison, dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices inconscients ou pervers. La médiocrité paisible de ce paysage berrichon me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller. Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise.

Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte. Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça:

—Demain.

La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré, comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon amie.

—Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez, dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé.

Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que pas n’est besoin de rapporter ici.

Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté, mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse.

Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond que jamais, plus reconnaissant, plus humble et plus fier à la fois, plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari, tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais d’orgueil et de timidité.

Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée. Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia.

—Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte, jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais.

J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient.

Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes. Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma fontaine.

Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le dernier dans la salle à manger.

—Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas?

—Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de la table.

Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie.

—Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants!

Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se posait dessus.

Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais: elle est gentille, elle te caresse, elle te dit vous, elle dit tu à son mari, elle doit être très gênée.

Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle faisait glisser sa jambe le long de la mienne.

A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante, plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa tendresse opprimée.

—Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui dorment déjà.

—Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant te démener dès le premier jour?

—Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son beau-frère.

—J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle.

Puis, à moi:

—Vous permettez?

Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens. Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur.

—Bonsoir, dit-elle à son mari.

Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta.

—La vie sera drôle ici, pensai-je.

Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare.

La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin. Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine.

Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre.

Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet.

–––––––––––––––

NUIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de tout repos.

Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine.

Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille.

A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours plus que le précédent.

Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et fidèle. Toute la maison semblait endormie.

J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût sans doute éveillé de lointains échos.

Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une réputation d’importun.

Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table.

Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je les entendis. Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait. Elle cria. Deux cris légers. Silence.

Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers, tenaces, lancinants.

J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,—oui, une troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune façon,—je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des fusillades inopinées.

Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter.

Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence.

L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma table. J’eus froid. Un coq appela.

Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de sifflets confus, marquèrent la fin du silence. Tout peu à peu se réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme un flux de vie qui monta vers ma stupeur.

Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux!

Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur:

—Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous avez assez dormi, petite paresseuse.

Après quoi:

—A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard, de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin?

–––––––––––––––

NE devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être? C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas que je fus sans courage?

Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame, sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ, sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme, pour elle, qui eût été sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma honte, et ma fureur, et—je le dis—mon dégoût. Si l’on m’objectait qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose.

Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite digne.

Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais, m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie.

Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari. J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire; quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous étions autour de cette table?

La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux hommes étaient à Argenton.

Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine d’allusions plutôt que de coups directs,—on le conçoit sans peine,—que je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux.

Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes.

Ce n’était pas répondre.

—Il te faut une réponse? dit-elle.

Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait.

—Oui, dis-je, il me faut une réponse.

De quel reproche s’éclaira son regard?

Elle prononça lentement:

—Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois que nous nous sommes vus?

Sans attendre, elle ajouta:

—Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire?

C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié ce reproche enfin exprimé:

—Et si je suis enceinte?

Je baissai le front.

Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle, malgré moi, d’avoir voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je pas qu’elle était mariée et que par conséquent...

Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris, humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir.

Elle ne pleurait plus.

—Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour?

Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une ardeur un peu bien singulière.

Ah! l’abominable discussion!

A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi.

Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta:

—Il est facile à une femme de feindre.

Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui posai la question. Ainsi je capitulais d’avance.

—Ingrat! répondit-elle.

L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ.

—Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te défends,—je te défends de douter de mon amour.

Je ne souhaitais que de me laisser convaincre.

Elle dit:

—Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout, surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera comme moi.

J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art? Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes?

J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé. J’entendais encore des cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle s’offrait.

Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la nuit précédente, à ma table.

—Tu t’en vas?

D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait.

—Tu t’en vas? redit-elle.

Son élan, je ne pus point le présumer joué.

—Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne.

Ses bras me serraient.

—Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne.

Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds.

—Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime.

Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit. Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle sortait.

–––––––––––––––

ELLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible.

Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable.

Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier. N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et, couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des pensées débilitantes.

Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute pour eux.

Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie.

Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait, disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion. C’est à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les lui ouvrir jamais.

Quelle certitude attendais-je?

Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon. Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi. Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard, après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier, lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit, alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente.

Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras, devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je l’aurais frappée avec plaisir.

Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien? Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries? Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas. Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle avait voulu de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas.

Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture, si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous courions?

—Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler.

—Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je.

Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres le tu nécessaire?

—Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir honorablement.

—Moi?

—Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre.

Que voulait-elle dire?

—Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache ici: je ne suis pas enceinte.

Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait. Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère m’emporta.

—A de telles injures je ne répondrai point, dis-je. Mais répondez à ma question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne.

Les mains levées, elle protesta.

—Répondrez-vous?

—Je réponds toujours.

—L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?...

Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent.

—Qui était avec vous? demandai-je.

Les paupières hautes, elle me regarda.

—Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre...

Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me précipitai vers elle.

Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée, elle pleurait.

Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage. Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait décachetée.

C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris.

Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du divan, et je revins à mon amie.

Elle me regardait.

—Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique.

Je haussai les épaules.

Elle se redressa.

—Vous n’allez pas nier, je suppose?

Je la regardai.

—Vous ne dites rien? fit-elle.

Mon orgueil s’effondra.

—Mienne, tu es stupide.

Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle. Elle souriait pauvrement.

—C’est vrai?

Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins.

—C’est vrai? disait-elle.

Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue.

—Tu m’aimes? dit-elle.

Elle m’attirait.

—Je souffre, murmurait-elle.

Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux cris qu’elle ne poussait pas.

—Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop.

Elle m’avait repris.

Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais posée.

—Tais-toi, Mienne, tais-toi.

Je la serrais contre ma poitrine.

—La porte n’est pas fermée, me dit-elle.

Ces minutes d’oubli s’achevèrent.

—Soyons prudents, dit-elle.

Subitement raisonnable, elle me quitta.

Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu des réflexions diverses qui m’envahirent.

–––––––––––––––

PAR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna.

Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge, du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants, parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera pas, pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient.

A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer. Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire.

J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas.

On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup.

Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de Paris.

—Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il.

—Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma chère belle-sœur, je vous enlève.

Puis à moi:

—Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple à Gargilesse ou à Crozant.

—Après-demain? fis-je interloqué.

De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon arrivée, dans la cour de la gare, le beau-frère m’avait appris, en passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi?

—Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton.

Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison, n’attenterait à ma liberté.

—Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps vient-il, ton médecin?

—Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle.

—Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est pas le mien, n’est-ce pas?

Il parlait d’un ton badin. Elle riposta:

—Je croyais qu’il était ton ami?

—Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là, je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez nous?

Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et l’autre? Je me renfrognai.

Mon amie répondait:

—Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires.

—Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité?

—Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout.

—Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il que je me traîne à vos pieds?

Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît point.

—L’incident est clos, prononça le beau-frère.

Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire?

Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement, le mien.

L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre personnages que nous jouions, sciemment pour certains.

Mon amie et moi fûmes les perdants.

—Malheureux au jeu..., dit le beau-frère.

—... Heureux en amour, dit le mari.

Et il s’assit au piano.

Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique. Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux dévots en écoutant un Nocturne de Chopin. C’est une manie que l’on croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer.

—Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais.

Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi.

Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait.

Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes projets. Elle approuva.

—Tu m’aimes? dit-elle.

Elle se pressait contre moi.

—Si, dit-elle, tout de suite.

—Ici? tu es folle.

—Oui, de toi.

Et il fallut que j’obéisse.

—Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes.

—Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore.

Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable, mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait narguer tout. N’est-ce pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une ardeur pleine et dangereuse.

J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver, et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher deux mots.

—Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse? Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.

Elle se tut sur cette phrase amère.

—Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions.

Elle haussa les épaules.

La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière minute pour poser mon importune question.

Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère. Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux noirs bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque sale affaire.

Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié.

—Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante, qui a vingt ans de moins que lui.

—Et il voyage sans elle?

—Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était délicieuse, avant son mariage.

Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en avait dit assez.

Qu’était-ce donc que ce singulier personnage?

A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant, c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec, qu’il préférait à tous les arts, cela va de soi, il confondit Praxitèle et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans le sens qu’il voulait.

Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait pas. Il nous regarda.

Or la partie ne fut pas longue.

—Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard, jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi.

Il s’était adressé au mari.

—Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame?

—Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle.

—Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir.

—Moi?

—Mais oui. Allons.

—Chère Madame...

Le mari préludait. Maussade, elle se leva.

Ils tournèrent.

Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes proches à se toucher.

Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne savais pas encore de quelle façon elle dansait.

Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un journal que je ne me décidais pas à quitter du regard.

–––––––––––––––

SI je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc, je me réfugiai dans mon atelier.

—Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte au moment que je l’ouvrais.

—Oh! répondis-je, travail ou cigarettes.

—Cafard?

—Plus ou moins.

—Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau.

—Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage.

—Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en chante, je pars à onze heures.

—Merci.

Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point que j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non. Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton.

Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres, j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle solitude!

Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée! Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre? Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du malheur?

J’y fus.

Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma chambre.

La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte.

Machinalement, je regardai.

Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche.

Ils me virent comme je les vis.

Elle le repoussait.

—Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien!

A ce moment, la voiture quittait le garage.

—Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau, et je vous accompagne.

—Nous déjeunerons là-bas, me dit-il.

—Tout ce que vous voudrez.

A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil, et nous regardait partir.

J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de libérer un abcès: un soulagement profond.

M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré que trop longtemps.

Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché.

—Rendez-vous à la Cloche d’Or, à midi et demi, me dit-il.

—Entendu, fis-je.

Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un télégramme.

Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de banque, et elle fit comme si elle comprenait.

Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la Cloche d’Or, je lui montrai le télégramme.

—Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas?

Ainsi je sauvai la face.

De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant mauvais, mais non point encore désespéré.

Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails négligés prenaient une valeur qui m’étonnait.

J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne voulait-elle pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez fort pour me délivrer de ses pièges.

Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir.

J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre, dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue. Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les ouvrirais pas.

J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait.

Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je renonçais enfin à souffrir davantage par elle.

Je reçus encore deux lettres. Puis rien.

Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où mon beau trésor s’engloutissait.

Et puis...

Et puis je reçus l’effroyable nouvelle.

D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas possible.

Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le beau-frère avait eu la bonté de m’adresser.

Que disait-il?

Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres?

Était-ce possible? Était-ce possible?

–––––––––––––––

Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes. Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre aventure, tout mon pauvre amour.

Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer.

Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Montrer trop d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident?

Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort emporte toutes nos pensées.

Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère?

Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment admettre qu’elle eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable?

Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours, tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir...

Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une fois, capituler toujours, et toujours accepter tout?

Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle coïncidence! Je blémis en me répétant le

–––––––––––––––

Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,

Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes

Au gouffre brusque de la mort!

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Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les parcourus.

La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi. Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante tendresse de mes regrets.

Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence brillante et facile, pour mener à côté de moi une vie simple, peut-être difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement, comme je te voulais?

Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets, vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude misérable, sous l’accablement de la douleur?

Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier, travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années.

Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement.

—Cher ami...

—Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin.

Il s’arrêta.

—Alors je suis venu, dit-il.

Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui l’encombraient.

—C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte?

—Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas comprendre.

—Ç’a été si rapide! Figurez-vous...

Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux enfants.

—Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant, ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il? la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez.

Je ne l’avais pas interrompu.

—La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?...

Il baissa la tête.

—Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique.

—Que voulez-vous dire?

—J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident.

—Vous?

—Oui, et vous aussi.

—Moi?

—Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée.

—Mais encore?

—Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu?

—J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était encore plus sûr, la rame fendue.

—Alors?

—Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute.

Je me taisais. Il ajouta:

—On a retrouvé les deux tronçons de la rame.

—C’est affreux, dis-je.

—Mon frère a failli devenir fou.

—S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux respecter de telles douleurs?

—Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent.

—Et à quoi bon? dis-je.

—Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous voir, il m’en a manifesté l’intention. N’êtes-vous pas de ceux qui ont connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle n’avait plus de famille.

—Je sais.

Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné.

—Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été choisie par elle et pour elle.

—En effet.

—Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet que nous avions eu...

—Je vous en prie. Je comprends trop bien.

—Merci, fit-il.

Et il me secoua les mains.

Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort, toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour m’en torturer?

–––––––––––––––

CINQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre dans mon atelier.

Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte. Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en souffris ce jour-là.

Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non, nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu, je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute espérance, que venait-il faire chez moi?

Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots.

—Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous n’êtes pas curieux.

Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès.

—Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais telle que vous l’avez trouvée.

—Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela?

—Votre frère en rirait.

—Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants...

Il fit un effort. Des larmes lui venaient.

—La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime. On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman.

Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les yeux.

J’allumai une cigarette.

Il poursuivit:

—J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre, Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés.

J’eus un geste, qui le trompa.

—Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude.

A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je répondu? Je me taisais.

Il continua:

—Non point qu’elle fût seulement une épouse parfaite et, pour nos enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement, l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite. Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un mythe poétique.

J’écrasai ma cigarette dans un cendrier.

Il continua:

—Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui répondit?—qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes, elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où vous comprenez que je n’aie plus le courage de me coucher.

Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici?

Il continua:

—Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches, qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes; mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes. Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur, le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce, tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse.

Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son bonheur.

Il reprit:

—C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions, tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences.

J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à s’y faire mal, les poignées du fauteuil.

Il continua:

—Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant...

Il s’arrête, puis:

—Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé.

—Qui donc?

—Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade.

J’ouvris de grands yeux.

—Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain. «Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son insolence à exiger des explications.

Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre.

—Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme fini.

Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu.

—Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi. Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite?

Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue?

—Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de temps en temps?

—Autant qu’il vous plaira, répondis-je.

—Ah! fit-il.

Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes.

Et il me laissa, veule et défait.

–––––––––––––––

HUMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer.

La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu mentais! comme tu mentais!

Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera jamais le souvenir de ce noir bonheur.

Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa le médecin qui fut cause de ma fuite?

Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert moi-même.

Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle insultante assurance, je l’ai dit. Pendant six mois, je ne le revis pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse.

Il reparut.

Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois plus tard, moins impassible que jamais.

Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de naguère avait fondu.

—Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases d’excuse obligatoires.

Je le regardai.

—Je suis jaloux.

—Jaloux?

—Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte.

Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir, pressentant le drame.

—Que dites-vous de ça?

—Il faudrait m’expliquer...

—Oh! c’est bien simple.

Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de nombreuses incidentes, qu’une femme, une amie de la famille, une veuve, qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte, avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser davantage.

—Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris.

Il se passa la main sur le front.

—Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais...

—Calomnies pures, affirmai-je.

—Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de Figaro: Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose.

—Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous...

—Je suis très malheureux.

Que répondre?

—Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent? Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse...

—Vous le voyez, vous le dites vous-même.

—Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux. Que voulez-vous? J’ai réfléchi. Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous?

Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua.

—Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne protestez pas.

—Pardon, je...

—Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le meilleur des hommes.

—Vous devenez injuste, dis-je.

—Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments. On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu, ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne. Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de nous de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses protestations. Je vous semble ridicule?

Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint. Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement savourée.

Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et de permettre qu’il vînt m’importuner encore.

Il revint donc.

Il revint plusieurs fois.

Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait, somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée. Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il les discutait et les repoussait.

J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré, froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de sa passion.

—Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi.

Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour des témoignages victorieux.

—Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je l’aurais conquise.

A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs.

—Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait mon mien. N’était-ce pas d’une femme qui aime?

Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence:

—Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une femme qui veut endormir et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de plus en plus amoureuse?

Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme, expulsé d’Argenton.

—Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas? C’est bien votre avis aussi?

Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point. Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout. Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à quelles démarches inconsidérées il a dû descendre.

A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères affections, et peut-être de pis encore.

La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux avaient un regard dur.

Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude sitôt que j’en avais ôté pour lui les cartons qui l’encombraient, il se mit à marcher de long en large dans mon atelier.

Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers.

Soudain, il se décida.

—Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que j’avais trouvée à votre nom dans son bureau.

—Oui.

—Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi.

—Je ne l’ai jamais ouverte.

Il me regarda.

—Vous l’avez encore?

—Oui. Elle est là.

Je désignais l’armoire.

—Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque.

J’avais compris.

—Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous apprendrait rien, soyez-en persuadé.

—Je la veux, répondit-il, changeant de ton.

—N’insistez pas.

—Je la veux, cria-t-il.

Et il se dirigeait vers l’armoire.

Je le saisis par le bras.

—Vous êtes fou?

Ses lèvres tremblaient.

—Allez-vous-en, lui dis-je.

Je le poussai dehors. Il ne résista pas.

Je ne l’ai plus revu.

–––––––––––––––

ETRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus longuement conté l’histoire.

Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que trop.

Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant; j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que l’autre?

Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère sème son châtiment. Je ne discuterai pas.

Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis poindre et grandir. Pendant près d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût excédée.

Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche. Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: Souvenir. Or, huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire n’eût pas de suites.

Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût peut-être vainement cherchée ailleurs.

N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes souvenirs? Ce Souvenir, que j’exposais au dernier Salon, témoigne assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer?

Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on me demande: à quoi pensez-vous?

O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu, dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima, ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne te vois plus tout à fait comme je te voyais, et je sais aussi que ton image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue, Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître? Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure qui saigne?

 

FIN

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